Voici trente-cinq, quarante ans, on trouvait de ces estaminets dans chaque ville, chaque bourg du canton. On avait pour les désigner une série de petits mots familiers. Des vocables tiraillés, selon l’heure, entre dédain et affection. Bistrot, troquet, cani, boui-boui, zinc... Des mots empreints de fumée, de relents d’alcool, d’humidité, de fromage fondu. Pourtant ces mots avaient, aux oreilles de certains, le parfum de la chaleur humaine… Leurs noms ne variaient guère. On trouvait partout des Café de la Poste, de l’Union, de la Gare, du Tilleul, de la Place, de la Couronne, de la Croix-Blanche, des Amis... Ou des Guillaume-Tell.
Yvorne ou salvagnin?
Ces enseignes étaient essentiellement des lieux de socialisation masculine. On connaissait les habitués par leurs surnoms; les Riquet, les Loyon, les Gugu, les Robi, les Willy et autres Féfé s’y rendaient en fin de matinée, autour de trois décis. En été, des bières-grenadine ou alors de la Suze. Peut-être à cause de l’horloge publicitaire de verre noir sérigraphié, distribuée par le fabriquant. Accrochée au mur du fond, elle vous proposait d’en consommer «à toute heure». On lisait le journal, on commentait les résultats sportifs ou la marche du monde. On s’attardait un peu, mais à midi et demi, on rentrait (à la maison, le soufflé au fromagé devait déjà être retombé…)
Cependant, à partir de 17 heures, les habitués revenaient. Trois d’Yvorne! Un demi de salvagnin! La noria des mesures reprenait. Suzanne, Nelly ou Mathilde, les sommelières à tabliers blancs virevoltaient entre les tables, une bourse noire lourde de monnaie à portée de main. La pendule Suze marquait 18h30. Encore trois décis. Encore deux bières. À la table des joueurs de chibre, un doigt mouillé effaçait à nouveau l’ardoise: l’heure d’une belle. La salle se vidait un peu.
Collés à leur table
Passé 19h30, ne restaient plus que les pèdzes. Ceux qui ne rentreraient que plus tard, bien plus tard. Les doux et taciturnes, à bérets et paupières lourdes. Et ceux dont le propos deviendrait pâteux, sinon obscène, parfois menaçant, et que le patron finirait par chasser, mais qui reviendraient le lendemain. Ceux qu’on venait parfois même rechercher, vers la fin de soirée: une épouse résignée, un fils timide qu’on dépêchait, une vieille mère mal commode poussaient alors la porte du café, leurs yeux scrutant dans la fumée les silhouettes grises des pèdzes. La pèdze, c’est la poix sécrétée par les résineux (dans le Midi de la France, on parle de la pègue ; on disait pix en latin.) Qui en a eu sur les doigts comprendra la métaphore: ces hommes-là étaient englués dans les cafés. Collés à leur table ou au coin du comptoir. Ils faisaient partie des bistrots. Ils y étaient chez eux. Pour toutes sortes de raisons, ils s’y trouvaient mieux qu’à la maison.
Ces bistrots, les dames n’y allaient pas volontiers, et presque jamais seules. Aussi, certaines pintes n’étaient pas équipées pour produire des boissons chaudes. À la Croix-Fédérale par exemple, si l’on commandait un café, le patron traînait ses savates derrière le comptoir, branchait une bouilloire électrique. Puis il jetait une cuillère de Nescafé dans un mazagran de verre. Et il vous l’apportait, de sa démarche traînante. Mais il n’était pas pressé de donner un coup d’éponge sur le chêne de la table. Mieux valait ne pas trop s’y appuyer: un verre renversé avait laissé des traînées poisseuses. De la Suze, peut-être. Les journaux et les manches y restaient collés. Oui, à la Croix, même les tables pèdzaient... (LJ)