Vendredi après-midi, dans la classe d’Ana Flores à la Sallaz, les élèves assis en cercles sur un tapis coloré observent des photos de curieuses statues tout en rondeurs et multicolores. Vous les reconnaissez? leur demande l’enseignante. Les réponses fusent. «Ce sont des nanas!» affirment les enfants de 5 à 6 ans, qui identifient la patte de Niki de Saint-Phalle, sculptrice française. Une femme artiste et connue, étonnant, non?, les relance l’enseignante. Pas vraiment! «Les femmes font des choses importantes», explique Kléa, 6 ans. «Pourquoi la statue a des nénés? Et pourquoi l’un est plus gros que l’autre?», demande simplement Maïlys, 6 ans.
Durant l’après-midi, on plâtre, et on applique de belles couleurs vives sur des sculptures à la façon de Niki de Saint-Phalle entamées avant les vacances de février. Comme Pâques approche, ce seront des lapins et des poules plutôt que des corps de femmes. L’activité peut paraître anodine, mais les élèves ont pourtant travaillé sur une petite dizaine d’objectifs du Plan d’études romand (PER), comme se situer par rapport à un groupe en partageant ses goûts ou produire des objets à partir de consignes.
Des activités faisables immédiatement
Cette activité, dite «séquence pédagogique» dans le jargon des enseignants, Ana Flores l’a dénichée dans le premier volume de la collection «L’école de l’égalité», paru en février. Il vise les classes de 1re à 4e année (4-8 ans). Les trois suivants s’adresseront aux enseignants des degrés suivants et paraîtront d’ici à 2020. Le but? Parler d’égalité dans les classes romandes, et casser les stéréotypes de genre. Ouvrir aussi l’horizon des projets professionnels. La collection a été conçue par les bureaux de l’égalité romands, en collaboration avec les départements de la formation. La réalisation du projet a été confiée au Bureau vaudois de l’égalité entre les femmes et les hommes (BEFH).
«Le but était d’offrir du matériel clé en main, qui permette d’intégrer les questions de genre dans la scolarité obligatoire et de sensibiliser aux stéréotypes de genre à travers des activités courantes La brochure se veut intuitive. On n’a pas besoin de tout lire, juste le petit résumé au début de chaque activité pour savoir si l’on veut la proposer», explique Seema Ney, cheffe de projet au BEFH. Autrefois enseignante pour des classes de 1 à 4P, elle a rédigé une grande partie du premier volume. «On ouvre la brochure, et on voit des choses faisables. Et immédiatement!», souligne Ana Flores, qui a suivi une formation continue pour découvrir cette brochure à la Haute École pédagogique (HEP) et qui a déjà proposé plusieurs activités à sa classe de tout petits.
Des maths à la sauce égalitaire
«C’est un matériel très intéressant, utile et pratique, d’autant plus que les contenus égalitaires sont directement ancrés dans des disciplines évaluables, comme les maths et les sciences», analyse Anthony Coppola, enseignant à mi-temps dans l’Établissement primaire de Prilly-Romanel-Jouxtens, qui rédige en parallèle un doctorat sur les discriminations à l’Université de Genève, dans le cadre duquel il amène les élèves du primaires à débattre sur les questions d’inégalité.
Le pari de cette brochure est de proposer 20 activités toutes prêtes, en lien avec des disciplines, comme le dessin, les maths ou les sciences de la nature. «Nous avons voulu éviter que l’enseignant se retrouve devant le choix d’enseigner l’égalité ou une autre discipline»; explique Mireille Olivet, qui a représenté la Direction pédagogique (DP) dans ce projet. Cela passe parfois par de petites choses. Il y aura une mécanicienne dans la donnée d’un exercice de maths, pour que les filles puissent plus facilement se projeter dans la discipline ou dans ce type de métiers. «Les plus grands pourront utiliser les chiffres des différences de salaires entre hommes et femmes en cours de statistiques», explique Mireille Olivet.
Une autre activité est en lien avec le vécu des élèves tout jeunes. Les études genre ont montré que la répartition de l’espace se fait selon les stéréotypes de genre. Les élèves sont invités à observer puis dessiner leur cour de récré. Qui joue à quoi et où? «L’idée est de partir d’une observation réelle, puis d’en discuter sous l’angle de l’égalité», explique Seema Ney. Dans la classe de la Sallaz, la récré de l’après-midi sonne justement. Les filles décident de rester peindre leur statue avec calme et application. Les garçons filent se laver les mains et partent jouer à la police et aux voleurs dans la cour. Même chez les tout petits, certains clichés sont bien vivants, remarque Ana Flores, qui les sensibilise pourtant au thème de l’égalité.
Faciliter la vie des profs
Un des choix assumés de ce matériel pédagogique, c’est de laisser les enseignants libres. Pas de durée indiquée, car entre des élèves de 1re et de 4e, il peut y avoir de grandes différences de compétences d’écriture et de lecture, par exemple. Les séquences sont découpées en plusieurs activités, qui peuvent être enseignées séparément ou peuvent même en inspirer d’autres.
Des tableaux croisés indiquent les disciplines, les thèmes abordés dans chaque exercice, et même le moment de l’année qui pourrait s’y prêter. Par exemple, les Lausannois pourront essayer l’activité sur les déguisements juste avant la Fête du Bois. Et avant chaque exercice, les objectifs du plan d’études romand qui seront mis en œuvre sont clairement indiqués. «Nous avons voulu rendre la brochure pratique pour que les enseignants puissent s’y retrouver», insiste Seema Ney.
Réfléchir à sa pratique
Un des objectifs de «L’école de l’égalité» est aussi d’inviter les enseignantes et enseignants à réfléchir à leur pratique. «Tous les enseignants doivent être attentifs, explique Mireille Olivet de la Direction pédagogique. Les stéréotypes peuvent être encore présents dans les classes et révélés par de subtiles différences de traitement, souvent inconscientes. Le but est de conscientiser la pratique». Par exemple, combien de fois donne-t-on la parole aux garçons et aux filles? «Le premier pas, c’est de nous en rendre compte. Et ça repique où ça fait un peu mal, explique Ana Flores, pourtant sensible à la thématique. J’ai réalisé que je tolérerais parfois chez un garçon certaines attitudes, comme couper la parole ou répondre sans lever la main, mais pas chez une fille ou inversement. Dans les premiers temps, ça nous habite!» «Une fois sensibilisé à ces questions de privilèges et d’inégalités sociales, on peut aller au-delà de l’outil, souligne Anthony Coppola. C’est une certaine conscience et une pratique à valoriser au quotidien!»
Un acte de courage
Si elle est n’est pas mentionnée directement dans le plan d’études romand, l’égalité est bel et bien inscrite dans la loi vaudoise sur l’enseignement obligatoire: «L’école veille à l’égalité entre filles et garçons, notamment en matière d’orientation scolaire et professionnelle» (art. 10). «L’objectif, pour les garçons et les filles, c’est de réussir à se débarrasser le plus possible des stéréotypes pour faire leurs propres choix, et non ceux que la société leur impose», rappelle Mireille Olivet de la Direction pédagogique. «Les stéréotypes de genre ont un impact sur le parcours professionnel et de vie des élèves », complète Seema Ney. Le but est que les jeunes trouvent des modèles identificatoires variés qui leur permettent de se projeter dans tous les métiers.
Pour Anthony Coppola, «L’école de l’égalité» donne aussi de la légitimité aux enseignants pas toujours outillés pour parler d’un thème parfois difficile à aborder. «Parler des inégalités en classe, c’est toujours une certaine forme de courage, car c’est une prise de position politique. Elle est essentielle si nous souhaitons remettre en question et contrer les systèmes discriminatoires, comme le racisme, le sexisme ou l’homophobie», souligne l’enseignant et chercheur. «Je n’ai pas envie d’endoctriner les élèves, explique de son côté Ana Flores, mais leur montrer que tout existe dans le fond. Proposer sans imposer, c’est notre boulot!»
Une prise de conscience collective
Pour tous, les temps changent et il y a une opportunité à saisir. L’égalité est sur le devant de la scène avec le mouvement #metoo et les débats politiques sur le harcèlement de rue.
Dans la classe d’Ana Flores, les tabliers ont été rangés, et les traces de couleurs plus ou moins effacées des mains et visages. «Qu’avez-vous retenu de l’activité?» demande l’enseignante. «Il peut y avoir des sculpteurs et des sculptrices», assène Maïlys. Est-ce qu’il y a des choses que les garçons peuvent faire et pas les filles?, demande Ana Flores. «Conduire un camion!», propose Sohan. Le petit groupe discute, et finalement non, les femmes aussi peuvent le faire! Et les garçons aiment aussi le rose, ajoute Émile. Même si on dit que non. Les stéréotypes ne sont jamais loin, mais ils peuvent être débattus et dépassés. (mm)
Formation des enseignantes et enseignants vaudois
Après avoir observé et un peu discuté de photographies de sculptures de Niki de Saint-Phalle, les élèves passent à l'action – (fa/bic).
Dans le canton de Vaud, tous les futurs enseignants généralistes, c’est-à-dire qui enseigneront de la 1re à la 8e (4 à 12 ans), suivent, depuis 2006, une formation obligatoire sur le genre durant leur cursus à la Haute École pédagogique (HEP).
Les futurs enseignants du secondaire I et II, qui auront des classes de 9e à 11e (12 à 15 ans) et au gymnase ou en école professionnelle, peuvent choisir deux cours à option sur ce thème.
Deux formations continues font partie du catalogue: celle sur «L’école de l’égalité» et une autre qui apprend à «transposer les enjeux liés à l’égalité en classe d’histoire, de géographie et de citoyenneté».
«La HEP va accentuer la formation des enseignants dans le domaine de l’égalité entre femmes et hommes ces prochaines années, en regard du plan d’intention 2017-2022 de l’institution», précise Muriel Guyaz, déléguée à l'égalité au sein de la HEP. Deux axes devront être développés: la formation de l’ensemble des étudiants, et, dans le cadre de l’éducation numérique, la sensibilisation des élèves aux stéréotypes de sexe dès leur entrée à l’école.