«Tu verras, on fait de la médecine de guerre!», lui avait dit un collègue à ses débuts. Il avait filé la métaphore: le Tribunal fédéral fait de la chirurgie plastique; la chirurgie courante revient au Tribunal cantonal. Quand Joëlle Racine raconte sa profession, on le comprend vite: les procureurs sont pour ainsi dire au front. Ils traitent le «tout-venant», comme elle dit. C’est à eux que s’adresse la police en cas d’ivresse au volant, de violences domestiques (qui relèvent systématiquement de la compétence d’un procureur dans le canton de Vaud), de cambriolages, d’escroqueries ou d’exhibitionnisme par exemple. Tantôt un «crêpage de chignon» entre voisins, tantôt un crime passible de plusieurs années de prison, résume la procureure pour donner la mesure du grand écart auquel ces magistrats se livrent régulièrement.
Savoir trancher dans l’urgence
Dans son bureau du ministère public, voisin de l’hôtel de police à Lausanne, son sourire rayonne quand elle explique avec clarté ce métier qu’elle aime. «Une des difficultés de la profession, c’est qu’il faut prendre des décisions compliquées, avec parfois peu d’éléments et en peu de temps», souligne la procureure.
Durant leurs gardes les week-ends et les jours fériés (pour tout le canton) et en semaine (pour leur arrondissement), les procureurs sont joignables de jour comme de nuit et les appels peuvent être nombreux. C’est parfois pour des «petites» choses. Pour effectuer une prise de sang à un conducteur, la police doit par exemple obtenir l’autorisation d’un procureur par téléphone. «On peut être dérangé six ou sept fois durant la nuit», explique la magistrate, et le lendemain, il faut être d’attaque. Un jour de garde, elle peut avoir à traiter dix affaires en parallèle, qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. «Tout à coup, le téléphone peut sonner pour un brigandage. L’auteur a fui. Il faut le retrouver, si possible avec le butin. On ne connaît pas l’affaire, mais il faut décider de mesures, par téléphone, tout de suite». Parfois, avec plus de temps et en connaissant plus d’éléments de l’affaire, les décisions auraient été différentes, explique la procureure. Mais ce sont les règles du jeu.
Ces choix ne sont pas anodins. Ils peuvent avoir un impact sur la vie des victimes, des prévenus, quelquefois même sur la société. «Il faut faire ce qu’on estime le plus adéquat pour limiter les risques, réels ou pas. Nos moyens ne sont pas illimités. On doit agir conformément au droit», rappelle la magistrate. Demander à ce qu’une personne soit placée en détention provisoire est l’ ultima ratio, c’est-à-dire la dernière mesure à prendre. «On ne peut pas la requérir pour n’importe quoi», souligne Joëlle Racine. La décision ne peut être prise que s’il y a un risque de fuite, de récidive, de collusion (c’est-à-dire le parasitage de l’enquête) ou de passage à l’acte.
La majorité des affaires sont loin d’être simples. Que faire pour un cas de plainte pour viol sans trace de violence et sans témoin? De menaces proférées entre un mari et sa femme, chez eux? «Il faut aller au plus près de sa conscience et de ce que dictent les faits. Quand, après une analyse complète et rigoureuse des éléments à disposition, le doute subsiste, le prévenu doit être acquitté, explique Joëlle Racine. L’expérience vient beaucoup sur le tas, et en discutant avec les collègues.»
Deux casquettes…
Les procureurs sont des magistrats pivots. «Nous sommes les seuls à être présents tout au long de la procédure pénale», souligne Joëlle Racine. En effet, depuis 2011 et la réforme du Code fédéral de procédure pénale, les procureurs instruisent l’enquête et rédigent l’acte d’accusation (c’était avant la mission des juges d’instruction), puis ils vont plaider au tribunal. L’accusation a ainsi été renforcée. Les procureurs ont une très bonne connaissance des dossiers qu’ils suivent de bout en bout, y compris en deuxième instance s’il est fait appel de la décision de justice. «J’aime cette double casquette», souligne Joëlle Racine. Il faut toutefois veiller à ne pas se laisser aveugler par une conviction personnelle, mais instruire à charge et à décharge lors de l’enquête. En contrepartie, la défense a été renforcée par la présence d’un «avocat de la première heure», dès le premier interrogatoire.
L’un des avantages du métier, pour Joëlle Racine, c’est la variété. Ses journées sont passées parfois devant l’écran, parfois elles sont plus animées, voire «chaotiques». Environ 65% des affaires traitées par le Ministère public se règlent avec une «ordonnance pénale», c’est-à-dire des sanctions allant jusqu’à six mois de prison que les procureurs peuvent prescrire seuls. Cette simplification administrative est une conséquence de la réforme de 2011. Pour des peines plus importantes, l’acte d’accusation rédigé par le procureur, avec une proposition de sanction, part au tribunal où l’affaire sera jugée.
… et une épitoge
«L’audience est un moment clé de la procédure. C’est au tribunal qu’est évalué tout le travail accompli en amont, durant l’enquête.», résume Joëlle Racine dans le couloir du Tribunal d’arrondissement de Lausanne à Montbenon. Elle a revêtu sa robe noire, avec sur l’épaule gauche son épitoge rouge (symbole, dit-on, du droit que les procureurs avaient de requérir la peine de mort. Plus probablement, il s'agit de la couleur de la magistrature, à laquelle le procureur appartient, au contraire de l'avocat).
La procureure, qui est aussi maman et travaille à 80%, plaide une quinzaine de fois par année. Ce jour-là, l’affaire devait être vite réglée: un «petit» cas d’infraction à la loi sur les stupéfiants, de violence et de détention d’armes. Mais on n’est jamais à l’abri d’une surprise! Le procès s’éternise dans la salle d’audience qui en impose, avec son haut plafond, ses boiseries et sa tapisserie turquoise. Le juge a souhaité faire le point à fond sur la situation personnelle du prévenu, un jeune qui regrette ses actes et semble s’être rangé. «Le procès peut évoquer une pièce de théâtre, avec des acteurs dans leur rôle et un décorum susceptible d’impressionner les justiciables», image Joëlle Racine.
«Pour mon réquisitoire, je prépare un canevas que je laisse ouvert à l’imprévu», explique la procureure. Un prévenu qui niait peut passer aux aveux pendant le procès; on peut apprendre qu’une personne a récidivé en cours d’enquête. L’attitude de la personne lors du procès compte beaucoup. «J’aime plaider. Il y a de l’adrénaline dans ce moment où il faut dire tout ce qu’on a à dire», raconte la procureure. Ce jour-là, le «dispositif», c’est-à-dire la sanction, s’est certes fait attendre, mais convient à tous les parties: de la prison avec sursis. Ce sera une opportunité pour le jeune de faire ses preuves et de se relancer. Il n’y aura probablement pas de recours. «Le tribunal, les avocats et les procureurs travaillent tous pour un but commun; que justice soit rendue», souligne Joëlle Racine. La nuit tombe quand la procureure quitte Montbenon.
Un métier passionnant, mais difficile
«C’est un métier très prenant: passionnant, mais difficile. Les rôles multiples des procureurs font d’eux l’objet de nombreuses attaques. Comment y réagir est une question délicate. Ne rien tolérer est exclu, tout supporter n’est pas envisageable non plus. La profession gagnerait à être connue pour créer des vocations qui durent chez les jeunes», résume Joëlle Racine. À quoi pense un procureur en fin de journée? «On est fatiguée. J’ai en tête mes 140 affaires en cours et le courrier du jour que je n’ai pas traité», glisse la procureure en pointant une pile de dossiers sur le rebord de la fenêtre, toujours avec le sourire. (mm)
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En audition: «on entre dans la vie des familles»
Avec sa greffière, dans une salle d'audition du Ministère public de Lausanne – (fa/bic).
Parmi ses tâches, la procureure auditionne quatre à cinq fois par semaine des victimes, des prévenus et des témoins. Ce jeudi, c’est une affaire de violence domestique. La salle est sobre, les murs sont blancs, une boîte de mouchoirs est posée sur la table. Le mari a menacé de tuer sa femme et son beau-frère; il a admis les faits devant la police. L’épouse sera entendue seule, puis, si elle l’accepte, elle sera confrontée à son époux, qui a été expulsé de l’appartement familial.
«Le but est de clarifier les faits et de voir comment le prévenu se détermine», explique la procureure. Elle mène l’échange avec un ton ferme. Chaque mot compte. Une insulte ou une menace peuvent être punissables ou ne pas avoir de caractère pénal. L’écoute est une qualité importante: «il faut laisser les gens parler, leur laisser de la place», explique Joëlle Racine, qui, avant ses études de droit, a fait une formation d’assistante sociale. Les questions relèvent de l’intime: «on entre dans la vie des familles!», souligne encore la procureure. Elle répète, au besoin reformule tout ce qui est dit et sa greffière le retranscrit. Il faut être rapide et précis.
Lors de la confrontation, le ton est monté et le mari a menacé de se suicider. Joëlle Racine a dû appeler une patrouille de police et négocier avec le prévenu pour qu’il accepte d’être vu par un médecin. Il a encore fallu improviser et faire diversion 20 minutes en attendant son transfert au CHUV, pour qu’il ne change pas d’avis. Elle n’aura pas de nouvelles, à cause du secret médical.
«Dans ces cas, il ne faut pas désamorcer le processus, beaucoup laisser parler, créer un lien avec le prévenu et se faire une opinion du risque pour lui et sa famille.» En parallèle, il faut canaliser la parole des personnes et synthétiser ce qui a été dit pour en garder une trace dans le PV, qui doit aussi rendre le ton de l’échange. Dans le cas présent, «il n’y a pas de mesure satisfaisante à ce stade», analyse la procureure. Même si la situation est difficile, les faits ne justifient pas une mise en détention.
Le Ministère public vaudois en chiffres
Au tribunal, chacun a sa place. Les deux juges assesseurs, le président et le greffier écoutent le réquisitoire de la procureure , installée à leur gauche – (fa/bic).
52 procureurs, dont 23 procureures, et 1 procureur général travaillent au sein du Ministère public vaudois
1 Ministère public central ( 1 procureur général et 14 procureurs)
4 Ministères publics d’arrondissement: Est vaudois (7 procureurs), Nord vaudois (6 procureurs), La Côte (6 procureurs), Lausanne (19 procureurs)
1 section STRADA (une unité spéciale contre le trafic de stupéfiants et les vols et brigandages)
24'318 enquêtes ont été closes en 2017 et 7'347 étaient en cours au 31 décembre 2017
En moyenne, un procureur d'arrondissement a reçu 408 nouvelles affaires en 2017 et en a clos 407. En moyenne, il avait 162 enquêtes en cours au 1er janvier 2017.
789 audiences ont nécessité l’intervention au tribunal d’un procureur en 2017