Les archives c’est vieux, c’est poussiéreux et ça ne sert à rien! Quand on le provoque, Gilbert Coutaz, sourcils gris et regard perçant, ne bronche pas. Avec calme, il explique l’engagement d’une vie: «Les archives sont une ressource à fort potentiel. Bien maîtriser ses archives, c’est maîtriser son administration.» Il en sait quelque chose: à peine entrée en fonction en 1995, il a dû assumer l’absence de documents sur le refoulement des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale dans le canton de Vaud.
Le cas fera école. Des années plus tard, les Archives qu’il dirige sont en mesure de fournir aux enfants retirés de leurs familles et placés administrativement leurs dossiers, conservés à Chavannes-près-Renens – une part de leur identité. «L’administration prévient le débat en s’assurant qu’elle dispose d’éléments qui soutiennent ses décisions, rappelle Gilbert Coutaz. Il y a une exigence de vérité vis-à-vis de la société.» La transparence et la neutralité sont des devoirs. Les archives, à la fois trace et garde-fou, sont un pilier sur lequel le pouvoir politique et la collectivité peuvent s’appuyer. Elles sont d’ailleurs ouvertes au public, car elles appartiennent à la population, souligne le directeur.
La mémoire opaque, le défi de l’archiviste
Seulement voilà, archiver, c’est contraignant et rarement une fonction valorisante dans les services. Gilbert Coutaz, gardien bien vivant et alerte d’un patrimoine dormant paisiblement dans les kilomètres de «Compactus» – grandes étagères amovibles – de Chavannes-près-Renens, en a conscience.
La tâche est d’autant plus compliquée que l’informatique a posé de nouveaux défis: comment garantir l’authenticité de documents numériques? Et comment conserver cette mémoire «incolore, inodore, opaque», comme dit Gilbert Coutaz, pour signifier qu’un intermédiaire est nécessaire pour les décrypter?
Pourtant, quand on lui parle du gros projet à plus de 17 millions qui a été adopté, le 7 mai dernier, à l’unanimité par le Grand Conseil, et qui pose les lignes tout à la fois d’une nouvelle «gouvernance documentaire» (entendre gestion du cycle de vie des documents dans les services), d’un archivage électronique et d’une solution technique informatique, sa réponse n’est pas celle qu’on attend. Pour Gilbert Coutaz, l’enjeu, c’est surtout les pratiques, à harmoniser au sein des services, et la pédagogie dont sauront faire preuve les archivistes pour susciter l’adhésion. «La solution technique est subordonnée à notre capacité à organiser cette mémoire. Il faut mettre en place une culture de l’archivage.»
À ceux qui se plaindraient du caractère fastidieux: «l’archivage électronique est au service des services», rappelle Gilbert Coutaz. «L’informatique peut donner l’idée que l’on peut tout conserver. Mais cela a un coût.» Et l’obsolescence des supports informatiques raccourcit le temps: on a des disquettes, mais plus de lecteur, on a des fichiers, mais plus les logiciels pour les lire. Un discours que ce directeur sur le départ a su empoigner, lui qui arrivait en 1995 dans un bâtiment construit 10 ans plus tôt… sans réseau informatique.
Naissance d’une profession
Bien dans son temps, Gilbert Coutaz est de la vieille école. Il commence sa carrière à la Ville de Lausanne en 1981. Il occupe alors le premier poste d’archiviste professionnel à temps plein. Dans les années 90, «les archivistes acquièrent des compétences en gestion, communication, négociation, débat.» D’érudit, l’archiviste devient gestionnaire. Des lois sur l’information et la protection des données, ainsi que sur l’archivage sont adoptées. «C’est devenu une profession avec un code de déontologie.» Gilbert Coutaz participe à son écriture. Introvertis, les archivistes ont dû comprendre l’enjeu de communiquer, de montrer ce qu’ils font.
Ateliers wikipédia, expositions annuelles, présence de collaborateurs sur les réseaux sociaux: les Archives cantonales vaudoises ont su s’adapter pour aller chercher leur public. Les archivistes doivent être stratégiques et visionnaires, analyse le directeur. Ils doivent accompagner les changements de la société et anticiper: à eux revient la mission périlleuse de choisir ce qui intéressera l’administration et la société de demain, car tout ne peut être conservé. Environ 80% des documents reçus sont éliminés.
La mémoire de l’éléphant et la ténacité du renard
Le 26 juin, Gilbert Coutaz quittera son bureau de la Mouline. «Je m’éloignerai de l’institution. Je veux laisser place nette à Delphine Friedmann», qui lui succèdera début juillet. Le futur retraité se laisse le choix: se désencombrer, s’occuper de ses deux petits-enfants, reprendre un projet de thèse, laissé en suspens. Ou juste «se donner le temps». «Le départ à la retraite est un moment particulier.
En 24 ans à la tête de l’institution, celui qui avait pour totem chez les scouts «renard tenace» a gardé son enthousiasme. Son leitmotiv: rester humble et apprendre. «Quand on est responsable, on doit être à la hauteur des gens qui travaillent avec nous. J’ai appris grâce aux nouveaux collaborateurs. J’ai enseigné pour comprendre. J’ai écrit des ouvrages pour approfondir. Et j’ai eu le souci d’être un observateur avisé, avec des connaissances à jour. J’ai découvert une vocation que j’ignorais. J’ai trouvé une profession en adéquation avec mon tempérament.»
«Quand je le présentais lors du cours d’introduction à l’archivistique de l’Association des archivistes suisses, j’avais l’habitude de dire aux participants que c’était un privilège d’entendre Gilbert Coutaz présenter le paysage archivistique suisse: il a une mémoire d’éléphant et surtout, il s’est engagé sur tous les fronts», raconte Delphine Friedmann, qui a côtoyé Gilbert Coutaz ces dernières années, notamment dans le cadre associatif. «Il a une éthique et a toujours veillé à la transmettre. Sa personnalité a marqué le paysage archivistique suisse – bien au-delà du canton de Vaud. Il a du courage et une vision. Il a donné une sacrée ampleur aux Archives cantonales vaudoises.» Depuis quelques mois, le directeur transmet «avec beaucoup de bienveillance» ses dossiers, souligne la future directrice.
Futur antérieur
Si aujourd’hui le temps s’accélère, si la production de documents impalpables prend l’ascenseur, il est doux de penser qu’aux Archives cantonales vaudoises, on reçoit, on trie, on jette, on classe, et l’on conserve. Les archivistes sont gardiens du passé, et architectes du futur, dit-on. Ils créent les conditions pour qu’une mémoire existe, un jour. «Les archives, c’est la mesure du temps», assène posément Gilbert Coutaz.
Ce temps, dans l’épaisseur duquel d’autres liront notre société et son évolution, Gilbert Coutaz l’a conservé pour nous 24 ans durant. C’est loin d’être anecdotique. (mm)