Un morceau de bois éclaire le passé portuaire d’Avenches
Lorsque l’on pense «vestiges archéologiques», on imagine des pièces en métal, des récipients en céramique ou de solides blocs de pierre taillés qui traversent le temps. Pour sortir des voies romaines battues, Sophie Bärtschi, conservatrice aux Site et Musée romains d’Avenches, a choisi d’exhumer pour nous un fragment… en bois, matériau rare en archéologie. Plus précisément, le fragment d’une barque gallo-romaine qui a livré des secrets de taille sur l’antique Aventicum.
Gare à l’œil peu avisé qui verrait dans l’objet choisi par Sophie Bärtschi un vulgaire morceau de bois, bon à jeter au feu. Découvert en 1990 lors des fouilles préliminaires à la construction de l’autoroute A1 entre Yverdon et Morat, au cœur de zones jadis marécageuses, ce bout de bois coudé est en réalité un fragment de barque gallo-romaine. Et, à en croire la conservatrice des Site et Musée romains d’Avenches (SMRA), un véritable trésor. «Pendant ce chantier, nous avons fait des découvertes exceptionnelles qui ont augmenté les collections du musée de manière très importante. La particularité de ce terrain gorgé d’eau, entre la ville et le lac de Morat, a permis de conserver des éléments en bois qui auraient pourri à l’air libre. Et c’est vraiment rarissime, surtout à cette échelle». Avenches est en effet l’un des rares musées romains à avoir une collection de bois de cette ampleur: 750 pièces, pour la grande majorité en chêne, allant du petit flotteur de filet de pêche à des planches en bois de plus de huit mètres.
Une ville portuaire, aujourd’hui les pieds au sec
Le bout de bois coudé retrouvé, d'apparence anodine, est en réalité un fragment de barque gallo-romaine. Il mesure environ 80 cm de haut. Grâce à la dendrochronologie (qui permet de dater des pièces en bois par la mesure des cernes de croissance des arbres), on sait qu’il remonte à environ 120 ans après J.-C.
Quant à son analyse morphologique, elle a permis de conclure qu’il s’agissait d’une pièce qui composait la coque d’une des barques gallo-romaines à fond plat qu’on trouvait habituellement sur les lacs et cours d’eau peu profonds (voir illustration ci-dessous)
Ville portuaire, Aventicum était en effet au cœur d’un réseau de voies navigables: à un kilomètre au nord, le lac de Morat lui ouvrait l’accès aux lacs de Neuchâtel et de Bienne, par les canaux de la Broye et de la Thielle et, plus loin, au bassin rhénan par l’Aar. C’est par là qu’ont notamment été acheminés les milliers de tonnes de pierres extraites des carrières riveraines du lac de Neuchâtel, à destination des innombrables chantiers publics et privés de l’ancienne capitale. Mais alors, comment expliquer la présence de notre fragment de barque si loin de l’eau ? «Il s’avère que, durant la période romaine, et avant la correction des eaux des XIXe et XXe siècles, la rive antique se trouvait 500 mètres plus près de la ville qu’aujourd’hui; de plus, l’endroit où l’objet a été trouvé correspond en réalité à l’extrémité d’un canal, aménagé à l’est du port vers 125 après J.-C., qui reliait alors le lac de Morat à l’une des voies romaines menant à la ville d’Aventicum.» Ce canal navigable de près d’un kilomètre de long, d’environ sept mètres de large et n’excédant vraisemblablement pas huitante centimètres de profondeur, était bordé d’un chemin sur berge qui permettait aux bœufs ou aux chevaux de trait, voire aux hommes, de haler les embarcations.
La découverte fortuite et inédite d’un chantier naval
Mais davantage qu’une barque, cette pièce a en fait servi à échafauder une hypothèse, devenue au fil des recherches une certitude. «On a découvert que cette pièce n’avait jamais été montée et, comme d’autres à sa suite — mais moins ‘’représentatives’’, moins bien conservées — prouvait l’existence d’un chantier naval à l’extrémité du canal». Les recherches ont établi que le fond de cet ouvrage remontait en effet en pente douce, permettant ainsi l’accostage des bateaux et, également, cette activité de charpenterie navale. «C’est une découverte rarissime, et c’était impossible à imaginer… C’est une chance inouïe pour le canton de Vaud», s’enthousiasme encore Sophie Bärtschi, plus de trente ans après. Si la pièce a été exposée au musée en 2013 lors d’une exposition sur la région des Trois Lacs, elle dort aujourd’hui avec ses 749 congénères dans un des dépôts des SMRA, une grande halle inaccessible au public. Mais que les curieux se réjouissent: au deuxième étage du musée, un film reconstitue Aventicum et ses environs. «On y voit la ville antique, avec ses zones distinctes, dont le port et le canal». (EB)
Les Site et Musée romains d’Avenches
Inaugurée en 1838, l’institution cantonale des Site et Musée romains d’Avenches (SMRA) conserve environ un million d’objets (près de 200 objets sont exposés au musée) et attire aujourd’hui une moyenne de 20’000 visiteurs par an. Installée sur le site archéologique d’Aventicum — le musée trône dans la tour érigée sur l'amphithéâtre au XIe siècle —, elle a une double mission archéologique et muséale, c’est-à-dire de fouiller, conserver, étudier et valoriser les traces de l’antique capitale des Helvètes.
Un projet de nouveau musée romain d’Avenches (qui prévoit de regrouper sur un seul site un musée agrandi, un laboratoire de conservation-restauration, un dépôt archéologique, une bibliothèque ainsi que des espaces publics et culturels) est actuellement à l’étude.