Un chef-d’œuvre en clair-obscur au Cabinet cantonal des estampes
Si le Cabinet cantonal des estampes, installé au Musée Jenisch Vevey n’existe que depuis 1989, il est devenu un véritable pôle de référence en Suisse avec plus de 40'000 œuvres conservées, de la Renaissance à nos jours. Anne Deltour, conservatrice ad interim, nous parle d’une de ses pièces maîtresses: La Mélancolie ou Melencolia I d’Albrecht Dürer, une gravure au burin d’époque qui n’a pas fini de faire couler de l’encre.
Parmi ses collections, le Cabinet cantonal des estampes compte le prestigieux fonds du Professeur Pierre Decker (1892-1967), chirurgien vaudois et professeur à l’Université de Lausanne, qui commença à acquérir des estampes en 1946. Et, comme le raconte avec passion Anne Deltour, sa méthode s’avérait véritablement… chirurgicale : «Il ne collectionnait que des impressions d’époque de Dürer (1471-1528) et de Rembrandt (1606-1669), et à la condition qu’elles représentent des sujets anatomiquement corrects. Il fuyait notamment les nus du maître néerlandais, qu’il ne trouvait pas réalistes.» Entouré des meilleurs spécialistes du papier de son époque, le Professeur Decker réunira en fin de compte 34 estampes de Dürer et 16 de Rembrandt, qu’il lèguera à l’Institut de médecine de Lausanne avec, en prime, une somme d’argent afin qu’un comité de gestion poursuive l’enrichissement de sa collection selon les mêmes critères.
La mélancolie: la maladie de tous les siècles sous le burin de Dürer
Gravée au burin en 1514, Melencolia I de Dürer fait partie des pièces maîtresses de la collection Decker. Il en existe deux états, et c’est bien le deuxième – la version définitive de la gravure – que Pierre Decker aimait. Elle représente une allégorie complexe et énigmatique au sujet de laquelle l’artiste n’a jamais laissé d’explications. Dans une scène d’extérieur crépusculaire, une femme ailée et richement vêtue, la tête appuyée sur sa main gauche, semble perdue dans ses pensées. Derrière elle, une étrange construction ferme la composition à droite et, à gauche, le regard du spectateur s’ouvre sur un paysage maritime (ou lémanique, comme de récentes suppositions le laissent entendre (Dürer s’étant rendu plusieurs fois en Suisse). Un lévrier à ses pieds, un angelot à ses côtés et, autour d’elle, une multitude d’éléments épars: une sphère et un polyèdre, des objets divers, des outils qui gisent. «À part quelques symboles facilement identifiables comme la bourse pour la richesse, les clés pour le pouvoir, le chien pour la fidélité ou encore le sablier pour le temps qui passe, on reste assez démunis face au sens de cette gravure.», reconnaît Anne Deltour. Imprégné des réflexions de son époque, notamment de la tradition aristotélicienne qui assimile le mélancolique à l’homme de génie en ce milieu de Renaissance, Dürer semble fixer la mélancolie comme un sujet où la question de la méditation métaphysique rejoint celles de la connaissance scientifique et du savoir en général. «Si l’œuvre reste une énigme à bien des égards, elle est sans conteste une réflexion sur l’artiste humaniste à l’œuvre, sur son découragement face à la complexité du monde, que vient corroborer un ciel fantastique peuplé d’un monstre et de phénomènes naturels effrayants; malgré le confort matériel et les certitudes qu’apportent les sciences (ndlr : on reconnaît aussi le carré magique, dont la somme des lignes donne toujours 34), on peut ressentir une mélancolie profonde à être au monde, irrémédiablement dépassé par ce que l’on ne peut saisir».
L’œuvre «folle» d’un technicien étourdissant
Si cette œuvre de la Renaissance est bien de son époque, comme en témoignent le travail sur la perspective et les lignes de fuite ou la technique du burin qui se développe en Allemagne et aux Pays-Bas vers 1430, elle demeure pourtant «au-delà de tout», comme l’exprime Anne Deltour. «Le burin, c’est-à-dire une gravure sur cuivre en taille directe à l’aide d’une pointe taillée en biseau montée sur un manche en bois, est une technique extrêmement complexe: il faut d’abord graver son sujet, ce qui demande de la force et une intense précision. Pour obtenir des courbes, il faut par exemple tourner la plaque en même temps. Ensuite, on doit enduire la plaque avec une encre assez grasse qui doit pénétrer tous les sillons, l’enlever aux endroits où l’on souhaite avoir du blanc (la fameuse réserve du papier), humidifier la feuille, la poser sur la plaque, puis serrer la presse. Il existe donc toujours des variations, même infimes, entre plusieurs tirages, car l’encrage doit être recommencé à chaque fois.»
On comprend mieux le tour de force que représente Melencolia I avec la qualité presque miraculeuse de ses ombres et de ses lumières, la précision de ses drapés, la finesse de ses détails et sa profondeur de champ à cette échelle (l’œuvre ne mesure que 24 x 18,9 cm). Prêté au Grand Palais pour son exposition Mélancolie. Génie et folie en Occident en 2005, ce burin «est l’un des plus beaux qui existent, combinant des qualités techniques et esthétiques absolument exceptionnelles».
Protéger un trésor
Si à l’époque les estampes n’étaient ni signées ni numérotées, la qualité du papier et de l’impression permet d’affirmer que ce tirage date bien du début du XVIe siècle. Cette œuvre n’est évidemment pas visible du public pour des questions de conservation, selon les préconisations du Conseil international des musées. «Si une œuvre sur papier reste trois mois à la lumière (qui ne doit alors pas excéder 50 lux), elle doit en proportion passer trois ans dans les réserves », explique Anne Deltour. Conservée dans une boîte en carton non acide, fixée dans un passe-partout à l’aide de charnières en papier japon, La Mélancolie dort donc sur ses deux oreilles. En attendant de la voir à nouveau exposée, on peut se réjouir de la mise en ligne, en 2024, de la nouvelle base de données du Cabinet cantonal des estampes qui permet déjà de scruter, sous toutes les coutures, le fonds Pierre Decker. Avis aux amatrices et amateurs, éclairés ou non, en quête de ces incroyables lumières. (EB)
Le Cabinet cantonal des estampes
Installé au Musée Jenisch Vevey depuis 1989, le Cabinet cantonal des estampes a pour mission la conservation, l’étude, la valorisation et l’exposition du médium de l’estampe sous toutes ses formes. Riche de plus de 40’000 œuvres de la Renaissance à nos jours, il réunit trois collections publiques et trois collections déposées par deux fondations et une association, lesquelles, par leur générosité et leur confiance, contribuent à la mise en valeur de l’art imprimé dans le canton de Vaud. Outre le Cabinet cantonal des estampes, le Musée Jenisch Vevey accueille en dépôt trois autres collections de gravures.
En 2016, une convention de partenariat a été passée entre le Canton de Vaud et la Ville de Vevey, en association avec les institutions partenaires du Cabinet cantonal des estampes. Le Pavillon de l’estampe a été inauguré un an plus tard. Nouvel espace d’exposition situé au cœur du musée et entièrement consacré à l’art de la gravure, il présente trois expositions chaque année, explorant la richesse de l’univers de l’estampe. Début 2024, la collection en ligne du Musée Jenisch Vevey est créée et permet de découvrir une sélection d’œuvres majeures conservées par le Cabinet cantonal des estampes.