Marcel Proust – Edouard Rod: la correspondance retrouvée
La Bibliothèque cantonale universitaire - Lausanne (BCUL) conserve depuis fort longtemps dix lettres autographes de Marcel Proust à Edouard Rod, écrivain vaudois très influent dans le Paris de la fin du XIXe. À l’occasion d’un monumental projet éditorial franco-américain autour de la correspondance de Proust, la conservatrice adjointe des manuscrits de la BCUL, Chiara Gizzi, nous parle de ces lettres mal connues qui dressent, en creux, les splendeurs et les misères du milieu littéraire.
«Je ne peux pas vous dire combien je suis fier, confus, reconnaissant et charmé des paroles pleines de grâce et de bonne grâce que vous voulez bien dire de moi dans LeGaulois d'hier et que je viens de lire à l'instant.» Voici comment s’adresse Marcel Proust (1871-1922), alors jeune auteur inconnu qui vient de faire paraître un recueil de poèmes en prose et de nouvelles, intitulé Les Plaisirs et les Jours, à Edouard Rod (1857-1910), critique en vue qui a déjà publié quinze romans. Dans Le Gaulois du 27 juin 1896, il affirme entre autres que «Marcel Proust entre dans la carrière des lettres – par un chemin fleuri de roses – avec une originalité déjà bien marquée». Une belle intuition comme on le sait, qui n’empêchera malheureusement pas Edouard Rod de sombrer dans un oubli quasi complet après sa mort, comme l’explique Chiara Gizzi. «Même si un monument lui est consacré à Nyon, sa ville natale, ou qu’une rue porte son nom dans le quartier sous-gare à Lausanne, cet homme de lettres prolifique est aujourd’hui très peu connu du grand public».
Redécouvrir Rod grâce à Proust
La Bibliothèque cantonale universitaire - Lausanne (BCUL) conserve pourtant une vaste collection de documents liés à Edouard Rod, surtout de la correspondance qui témoigne du réseau de ce dernier, entre son activité d’écrivain, de traducteur et de critique littéraire. C’est d’ailleurs à lui que s’adresse Ramuz lorsqu’il s’installe à Paris, afin d’obtenir son aide pour être introduit dans les cercles littéraires parisiens; c’est encore Rod qui écrit au père de Ramuz pour le rassurer sur la vocation littéraire de son fils.
Après un premier séjour dans la capitale, où il se lie d’amitié avec Emile Zola (avec qui il publie en 1879 une brochure polémique intitulée À propos de l’Assommoir), Edouard Rod rentre en Suisse, appelé à la chaire de littérature comparée à l’Université de Genève, où il enseignera entre 1885 et 1893. Écrivain et critique désormais affirmé, il fait ensuite un retour à Paris et restera en France jusqu’à son décès.
La dizaine de lettres de Proust à Rod remontent à cette deuxième période parisienne, entre 1896 et 1910. «Proust signait, mais ne datait pas ses lettres. Les événements relatés permettent de les situer à peu près, tout comme le papier de deuil, encadré d’une litre noire, qu’il a utilisé après la mort de ses parents (en 1903 et 1905) jusqu’en 1908, au-delà de la durée prescrite par les conventions sociales.» Dans ces lettres, on lit notamment des commentaires élogieux sur les œuvres que Rod fait parvenir à Proust, «de véritables petites critiques» selon les mots de Chiara Gizzi. Le jeune écrivain français ne se prive en effet pas de citer des passages de son aîné, de se livrer à des comparaisons avec d’autres de ses œuvres, ainsi qu’à des commentaires fouillés concernant notamment les romans Là-Haut (1897), Le ménage du pasteur Naudié (1898), L’Eau courante (1902) et Un Vainqueur (1904). Dans une lettre de 1909, un an avant la mort de Rod, Proust le félicite également pour sa nomination d’officier de la Légion d’honneur et appelle de ses vœux qu’il se présente à l’Académie française… Ce qui n’adviendra jamais, également parce que Rod ne tenait pas à être naturalisé Français.
«Je ne peux pas vous dire combien je suis fier, confus, reconnaissant et charmé des paroles pleines de grâce et de bonne grâce que vous voulez bien dire de moi dans Le Gaulois d'hier et que je viens de lire à l'instant.»
Proust: langue nouvelle et… langue de bois?
Au sujet d’un passage de Là-haut, Proust écrit à Rod dans une lettre datée de 1897: «Ce n'est pas un herbier, ce n'est pas un tableau, comme dans la légende, c'est un enchantement qui a tout fleuri, les mots sentent bons, les phrases ondulent, entre les lignes poussent des corolles et on voudrait se pencher sur vos pages pour y cueillir des fleurs». Ces éloges hyperboliques et capiteux n’ont pas manqué de surprendre Cécile Delhorbe qui consacra un article, en 1973, aux lettres à Edouard Rod dans la revue de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, Études de Lettres. Voici ce que lui inspire le commentaire de Proust : «Ne croirait-on pas entendre Trissotin?» [ndlr: un pédant ridicule chez Molière qui se pique de faire des vers]. Avant de conclure, sans appel: «Les pages en question [ndlr: celles de Rod] sont, hélas, insignifiantes».
Pourtant, au fil de ses lettres, Proust démontre chaque fois un peu plus d’admiration pour l’œuvre de Rod et la tonalité laudative va croissant : «Quelque admiration que m’ait toujours inspirée cette suite de chefs-d’œuvre qu’est la série de vos livres», écrit-il en 1902. Puis, en 1904: «Je viens de recevoir votre admirable roman et je viens d’en faire une première lecture qui est presque une profanation».
Selon Chiara Gizzi, «Proust, bien qu’économiquement aisé, n’appartient pas encore au monde des lettres; il cherche alors à se bâtir un réseau, il s’adresse aux écrivains confirmés et la question de la sincérité, effectivement, se pose.» Surtout si l’on sait qu’il a dit du Stendhal de Rod, paru en 1892, qu’il était «très mauvais»… «Dans le fond, ces lettres disent plus du milieu littéraire de l’époque que du talent réel, ou supposé, de nos deux auteurs. Proust n’entreprendra l’écriture de La Recherche qu’en 1907 (Du côté de chez Swann paraît en 1913). Il est, à cette heure, davantage tourné vers des ambitions de réussite dans ce milieu, comme en témoignent des invitations lancées à Rod pour une soirée mondaine au Ritz ou un thé chez lui, afin d’«écouter de la musique».
Sur la question de la sincérité, Cécile Delhorbe dédramatise un peu les flagorneries de Proust, en avançant qu’il y aurait autant de gentillesse chez lui (pourquoi blesser un honnête homme comme Rod?) que d’opportunisme. Comme elle le conclut avec diplomatie : «Le plus vraisemblable, c'est que les deux motifs se sont combinés, et selon leur opinion de Proust, les lecteurs de ses lettres à Rod donneront une plus grande part à l'un ou à l'autre.»
Faire connaître les manuscrits : le grand chantier des archivistes
La collection Edouard Rod de la BCUL compte quelques milliers de pièces. «Une grande partie des papiers que nous conservons provient très probablement de la maison de Founex, achetée par le père d’Edouard Rod et où l’écrivain se rendait souvent.» À cet ensemble auquel des manuscrits d’œuvres déjà présents en bibliothèque ont été intégrés, il faut ajouter d’autres acquisitions comme celle, en 1949, d’un grand ensemble de lettres en possession du gendre de Rod en France.
Dispersées dans ce vaste corpus, les lettres de Proust sont revenues à la lumière, à l’occasion du projet international Corr-Proust (lire plus bas). «Leur présence à Lausanne était inattendue, car Rod a été presque oublié et pour certaines lettres, pourtant connues dans l’édition de référence de la correspondance de Philippe Kolb, la localisation n’est pas indiquée», explique Chiara Gizzi. Avant que ces lettres ne rejoignent l’édition critique en ligne, la conservatrice a effectué un premier travail avec son équipe: sur la base www.patrinum.ch, les lettres ont été numérisées et additionnées de métadonnées, un renvoi au site web de l’édition numérique sera aussi présent. Depuis la mi-avril 2024, elles sont donc à la disposition de toutes et tous (il est même possible de les télécharger), comme cela avait déjà été fait avec des œuvres de Constant ou de Ramuz. «Maintenant que les deux correspondants sont tombés dans le domaine public, nous pouvons publier leurs lettres. Le lien à l’édition numérique permettra à tout un chacun de consulter les transcriptions et l’apparat critique. On œuvre ainsi tous, chacun à notre niveau, à l’accessibilité et à la connaissance des manuscrits» s’enthousiasme Chiara Gizzi, déjà tournée vers les défis de demain. «Après les enjeux physiques de la conservation, notre grand chantier est intellectuel et immatériel: faire connaître les manuscrits, que les gens les lisent, se les approprient, mais aussi réfléchir à l’accessibilité et à la préservation des correspondances d’aujourd’hui.» Comment les mails traverseront-ils les siècles? Comment composer avec le numérique et l’obsolescence programmée? «Car paradoxalement, un parchemin est plus résistant qu’un papier vélin du XIXe siècle ou qu’une disquette des années 90…» (EB)
Corr-Proust: une entreprise éditoriale inédite
La correspondance de Proust a été éditée en 21 volumes par Philip Kolb entre 1970 et 1993. Une grande partie des autographes se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France, mais le fonds le plus important a été rassemblé par Kolb à la bibliothèque de l’Université de l’Illinois Urbana-Champaign. D’autres pièces sont disséminées entre des institutions en France et aux États-Unis et des lettres sont encore en mains privées; quelques ensembles font périodiquement surface dans les ventes aux enchères. Chiara Gizzi raconte: «Une nouvelle édition numérique qui intègre l’édition Kolb avec d’autres lettres retrouvées entre temps est en cours d’établissement en France et nous avons été contactés par la responsable du projet. L’enjeu de l’édition numérique est de pouvoir accueillir avec plus de souplesse que dans une édition papier les textes qui seront retrouvés par la suite et d’apporter des corrections et des précisions selon l’état le plus récent de la recherche, par exemple quant à la datation. »
La Bibliothèque cantonale et universitaire – Lausanne (BCUL)
Par la taille de ses collections, la BCUL est l’une des plus grandes bibliothèques de Suisse. Institution publique à vocation patrimoniale, culturelle et académique, elle dépend du Service des affaires culturelles, rattaché au Département de la culture, des infrastructures et des ressources humaines. La BCUL déploie ses activités sur six sites où plus de 225 collaboratrices et collaborateurs œuvrent au service de la communauté universitaire, des établissements scolaires et du grand public.Différentes collections patrimoniales y sont conservées, regroupées depuis 2021 dans la section «Patrimoine», dont font partie notamment le service des Manuscrits (3,5 km linéaires de documents) mais aussi la Réserve précieuse (imprimés rares et livres d’artistes) ou encore les Archives musicales et l’Iconopôle (collections iconographiques).
Les travaux d’extension du site Unithèque à Dorigny ont démarré en 2020. Ils répondent à la croissance importante de l’UNIL et en particulier aux besoins supplémentaires de la BCUL, qui prévoit notamment de doubler les places de travail actuelles ainsi que l’espace de stockage des ouvrages. Depuis le 1er mars 2024, en raison du déménagement de ses collections, la consultation physique d’archives et de documents patrimoniaux ne sera plus possible jusqu’à la mise en exploitation du nouveau bâtiment.
Plus d’information: https://www.bcu-lausanne.ch/extensionunitheque/