Légère comme la pierre
Au mudac (Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains), les œuvres ont souvent plus d’un tour dans leur sac. Acquise en 2021 et entreposée dans les réserves, la table basse imaginée par la designeuse et forgeronne vaudoise Bertille Laguet ne déroge pas à la règle: véritable trompe-l’œil, Juratuf02 a aussi la vertu de s’inscrire dans une perspective de développement durable, cher au mudac.
Sur un pied circulaire, qui évoque un tronçon de colonne ancienne, repose un plateau rectangulaire relativement fin. Avec ses couleurs grises veinées de jaune, d’orange et de noir, la pièce semble avoir été taillée directement dans du marbre. Pourtant, du haut de ses 50 cm, cette drôle de table ne pèse que 12 kilos. Anaïs Devaux, conservatrice en charge des collections au mudac, dévoile le secret de fabrication de cettetable basse, réalisée par Bertille Laguet en 2018: le Designflex. Un matériau d’un genre nouveau qui permet de traiter la pierre en feuille, à la manière d’un voile minéral. «Concrètement, on dépose sur de la pierre naturelle – ici des blocs d’ardoise et de micaschiste – une fine couche de fibre de verre et de résine, qui s’arrache ensuite comme un sparadrap: la pierre étant structurée en très fines couches, elle devient alors flexible, incassable et impérissable.»
Un trompe-l’œil dans la vérité du temps
Un tour de force d’abord esthétique, qui permet de donner une allure massive à une réalisation légère et aérienne en revisitant le genre artistique du trompe-l’œil, mais aussi technique, comme le salue Amélie Bannwart, également conservatrice au mudac: «Cette table est intéressante dans une perspective de développement durable, car le Designflex permet d’utiliser très peu de matière naturelle et, par son poids, de réduire de manière considérable l’impact sur le transport et la manutention.» Des sujets brûlants pour le musée, qui a acquis cette pièce en 2021 et l’a présentée pour la première fois en 2022 dans son exposition Écouter la terre, destinée à mettre en avant sa politique d’acquisition d’œuvres d’artistes et de designers s’engageant dans une pratique consciente des enjeux environnementaux et de la fragilité des ressources naturelles.
Design contemporain et techniques ancestrales de la forge
Pour parfaire cette pièce de design, dont il n’existe que deux exemplaires, Bertille Laguet a également utilisé son langage principal: le métal. Car, après son diplôme en design industriel à l’ECAL, l’artiste découvre la forge de Chexbres en 2015. Son ancien propriétaire, Philippe Naegele, lui transmet alors son savoir-faire et la trentenaire finit par reprendre les rênes de ce lieu séculaire en 2020, devenant ainsi l’une des rares femmes du canton de Vaud à exercer la ferronnerie d’art. «Comme Bertille Laguet l’explique elle-même, il y a moins besoin de force que de précision dans cet artisanat. Elle envisage le travail avec la matérialité de la fonte comme une véritable danse», témoigne Amélie Bannwart.
La structure interne de la table est donc en métal; un minimum de métal qui vient soutenir cette «toile de pierre» et dont l’assemblage est laissé apparent, notamment par le biais de rivets noirs sur le pied. «Cette pièce, et son travail de forgeronne en général, lui permettent de mêler l’innovation de sa pratique de designeuse aux techniques traditionnelles de la forge pour des résultats véritablement singuliers», salue encore la conservatrice.
mudac et ECAL: un socle solide pour les artistes
Récompensée en 2017 par un Prix suisse du design pour son incroyable travail de la fonte, Bertille Laguet trace son chemin sur la scène internationale. Le mudac, lui, a fait l’acquisition de quatre de ses œuvres pour ses collections, dont le fameux Radiateur B&M en fonte. «Pour notre institution, c’est une véritable mission que de suivre de près les travaux des étudiantes et étudiants, puis des diplômés durant leur carrière. Nous collaborons d’ailleurs régulièrement avec l’ECAL/École cantonale d’art de Lausanne», explique Anaïs Devaux. Selon Amélie Bannwart, Bertille Laguet fait partie de ces artistes qui, par leur talent et leur force de proposition, offrent de véritables trésors à la scène artistique de notre temps: «Elle souhaite créer des objets auxquels on s’attache, qui s’inscrivent dans la durée et qui sont en cohérence avec leur environnement.» (EB)
mudac — Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains
Fondé en 2000, et installé depuis 2022 au cœur du nouveau quartier des arts Plateforme 10 à Lausanne, le mudac est l’unique institution de Suisse romande entièrement consacrée au design. Consciente de la constante évolution des divers champs de la discipline, l’équipe du musée entend inscrire ces mutations dans ses collections et élabore des critères de sélection pour les acquisitions au-delà de simples indices matériels et techniques. Reflets des tendances de la création contemporaine, cinq collections témoignent des profonds bouleversements que le design vit aux XXe et XXIe siècles: art verrier contemporain (+ de 700 œuvres), arts graphiques (+ de 400 œuvres), bijou contemporain (+ de 300 œuvres), design (+ de 900 œuvres) et céramique (+ de 300 œuvres). Le musée a construit son identité et sa réputation internationale au fil de centaines d’expositions ambitieuses et souvent insolites, et continue à poursuivre une politique d’ouverture et d’échanges entre les multiples disciplines de la création contemporaine. Sa programmation permet la découverte de designers et d’artistes lors d’expositions monographiques, et s’étend à des expositions questionnant les publics sur des thématiques de société contemporaine. Elle démontre l’intérêt du musée pour le monde dans lequel il se situe et pour la grande amplitude que le terme même de design peut englober.