
Chronophotographie Lavanchy-Clarke: un instantané d’histoire
Mise en lumière à l’occasion du déménagement des collections de Photo Élysée vers Plateforme 10, une mystérieuse chronophotographie représentant un riche philanthrope suisse nous livre un instantané d’histoire, deux ans avant l’invention du cinématographe.
C’est une histoire de trésor enfoui par le temps, au milieu d’une collection qui compte désormais plus d’un million de photographies depuis sa création en 1985. «Nous avons à nouveau pu apprécier cette chronophotographie de 1893 lors du déménagement de la collection de Photo Élysée vers Plateforme 10», révèle Fanny Brülhart. Pour la conservatrice en poste depuis trois ans et demi, c’est une expérience totalement incroyable et inédite que de voir défiler une collection muséale dans son intégralité. Si le vaste chantier de récolement a démarré en 2018, afin de contrôler tout l’inventaire, ce n’est que récemment que la Chronophotographie Lavanchy-Clarke, encadrée avec un joli montage du XIXe, a refait surface. «Enregistrée avec le phonoscope de Georges Demenÿ (1850-1917), cette pièce fait partie des trésors insoupçonnés du musée, restés dans l’ombre», dévoile Fanny Brülhart.
Chronophotographie: l’ancêtre du cinéma
D’abord, la chronophotographie est une technique historique: elle permet de prendre plusieurs photographies d’un même sujet dans un intervalle de temps très court. Elle a d’abord été expérimentée en 1878 par Edward Muybridge (1830-1904) afin de décomposer le mouvement d’un cheval au galop: à l’aide de plusieurs chambres photographiques alignées, il parvint ainsi à prouver qu’un cheval au galop se retrouve effectivement un instant les quatre fers au-dessus du sol, mais uniquement lorsque ses postérieurs et ses antérieurs se rassemblent sous lui – et jamais lors de l’extension, comme de nombreux tableaux de chevaux au «galop volant» semblaient le suggérer jusqu’ici. Quelques années plus tard, Étienne-Jules Marais (1830-1904) la met au point en réussissant à effectuer plusieurs prises de vue à l’aide d’une seule chambre: la chronophotographie est née. «C’est l’ancêtre de l’option ‘rafale’ de nos smartphones», explique Fanny Brülhart. Si cette décomposition du mouvement est d’une influence pionnière pour le cinéma (inventé par les frères Lumière en 1895), Marais, en tant que médecin et physiologiste, ne s’intéresse toutefois qu’à ses applications scientifiques. Son assistant, le photographe Georges Demenÿ, s’applique quant à lui à découper le langage, et à chercher une application pour aider les personnes malentendantes à la lecture labiale… Il met au point, à cet égard, le phonoscope à disque, en 1892, qui permet de visionner directement le mouvement des clichés de chronophotographie, et de rendre ainsi intelligible le son par l’image.


Et Lavanchy-Clarke dans tout ça?
En 1893, Demenÿ réalise la chronophotographie d’un homme qui cire ses chaussures et dont le modèle n’est autre que François-Henri Lavanchy-Clarke (Morges, 1848 - Cannes, 1922), hommes d’affaires et philanthrope qui établit notamment un réseau d’ateliers pour produire diverses marchandises, dont le fameux savon «Sunlight» grâce au travail de personnes aveugles. Considéré par ailleurs comme le pionnier du cinéma suisse, c’est Lavanchy-Clarke qui organisa, en 1896, les premières projections cinématographiques du pays à l’occasion de l’Exposition nationale suisse à Genève. «On sait que Demenÿ et Lavanchy-Clarke ont collaboré, en cofondant notamment la Société générale du phonoscope. Mais on ne connaît pas bien les conditions de ces prises de vue, précise Fanny Brülhart. Ce que l’on peut supposer, c’est qu’ils s’en amusent tous les deux, devant et derrière l’objectif…» Le motif du cireur de chaussures est-il un clin d’œil à la première photographie d’une personne vivante, Boulevard du Temple de Daguerre en 1838? Ou tout simplement, un placement de produits pour les brosses provenant des ateliers de Lavanchy-Clarke? L’œuvre est encore en cours d’étude. Au-dessus de la bande consacrée à Lavanchy-Clarke, on peut observer la chronophotographie d’un bébé agitant son hochet. «Nous possédons deux autres cadres avec des clichés similaires de même provenance – des enfants en train de danser, des personnes effectuant de petits mouvements et un homme qui joue à saute-mouton. Il semblerait qu’il s’agisse de tests préparatoires dans le cadre du perfectionnement du phonoscope de Demenÿ, auquel Lavanchy-Clarke participe financièrement», explique Fanny Brülhart.
Bientôt sur les cimaises?
Légué en 1998 au musée par un héritier de Lavanchy-Clarke, cet ensemble de photographies a résolument une «valeur patrimoniale inestimable», selon les mots de Fanny Brülhart. «Cet ensemble recèle encore beaucoup de mystères et sera valorisé dans le cadre d’une publication sur la collection du musée. Nous espérons en apprendre davantage sur les liens qu’entretenaient Lavanchy-Clarke et Demenÿ…» En attendant qu’il soit intégré dans une exposition, il est l’objet des plus grands soins: «Après un travail de nettoyage prioritaire, nous avons conçu des étuis sur mesure pour protéger les cadres et une restauration plus importante des œuvres est prévue en cours d’année.» (EB)
Photo Élysée
Anciennement appelé Musée de l’Élysée (car installé depuis sa création en 1985 dans la campagne de l’Élysée, dans le quartier d’Ouchy), le musée cantonal pour la photographie, baptisé aujourd’hui Photo Élysée, accueille le public depuis l’été 2022, dans un nouvel écrin au cœur de Plateforme 10, le quartier des arts de Lausanne. Le bâtiment, partagé avec le mudac, Musée cantonal de design et arts appliqués contemporains, propose un espace muséal modulable, adapté à tous les formats et qui permet d’accueillir en parallèle plusieurs expositions.
La collection du musée, comptant plus d’un million d’objets (parmi lesquels des tirages, des négatifs, des planches contacts, des livres, des magazines et autres documents), embrasse 200 ans d’histoire de la photographie depuis les premiers procédés inventés en 1830 jusqu’aux dernières technologies numériques. Elle comprend les grands noms de la photographie suisse et internationale ainsi que des fonds complets provenant de photographes très importants, parmi lesquels, Ella Maillart, Sabine Weiss, René Burri ou Jan Groover. L’institution abrite également les archives photographiques de Charlie Chaplin.
Depuis toujours, Photo Élysée interroge la réinvention permanente du médium à travers les grandes figures qui ont marqué son histoire en imaginant de nouvelles façons de voir ou de faire voir, tout en révélant de façon privilégiée la photographie contemporaine qui, à travers des regards inédits, témoigne du monde d’aujourd’hui et préfigure celui de demain. Chaque année, le musée produit des expositions inédites qui circulent à Amsterdam, Berlin, Londres, Taipei, Tokyo et Venise, diffuse des contenus éditoriaux de référence, conçoit des manifestations innovantes et propose des événements ouverts à toutes et tous.