Des hommes en chapeau gibus vêtus de sombre et quelques adolescents assistent au collage d'affiches aux couleurs vives pour des spectacles de cancan. Tout à droite, un cheval blanc avec des oeillères.
«L’Affichage moderne» (détail). Un des 30 dessins à l’encre de Chine signés Félix Vallotton, conçus pour former un ouvrage sur « Les Rassemblements»: une esthétique de la promenade parisienne de la fin du 19e siècle. Photo | MCBA
Patrimoine-Trésors cachés

Quand Félix Vallotton dessinait les foules de Paris

Quelques mois avant la grande rétrospective du Musée cantonal des Beaux-Arts (MCBA) consacrée à Félix Vallotton (1865-1925), disparu voici 100 ans, on découvre en avant-première 30 dessins exceptionnels de l’artiste, exposés pour la première fois. Retour sur une chasse au trésor palpitante et découverte d’une œuvre frappante.

«L’Affichage moderne» (détail). Un des 30 dessins à l’encre de Chine signés Félix Vallotton, conçus pour former un ouvrage sur « Les Rassemblements»: une esthétique de la promenade parisienne de la fin du 19e siècle. Photo | MCBA
5 minutes de lecturePublié le 19 juin 2025

Catherine Lepdor, conservatrice en chef au MCBA et Katia Poletti, conservatrice de la Fondation Félix Vallotton, sont à pied d’œuvre pour la grande rétrospective dont elles signent à deux le commissariat. Parmi les quelque 300 œuvres retenues, dont une centaine de peintures qui retraceront la carrière de l’artiste lausannois passé à la postérité, elles ont choisi de faire la lumière sur une série de dessins à l’encre de Chine et à l’aquarelle qui avaient disparu des radars pendant près d’un siècle… Réalisés par Vallotton en 1895 pour un ouvrage intitulé Badauderies parisiennes. Les Rassemblements. Physiologies de la rue, les dessins en question sont entrés dans les collections cantonales vaudoises en 2013 grâce à la politique d’acquisition du MCBA. En attendant de découvrir ces véritables «trésors cachés», retour sur une aventure de longue haleine.

L’illustrateur commenté: une drôle de commande

Dans les années 1890, le jeune Félix Vallotton commence à faire parler de lui comme graveur puis comme illustrateur pour des livres et des revues. Exposées pour la première fois en 1892, ses gravures sur bois (qui le rendront célèbre) surprennent et séduisent par leur traitement en noir et blanc, dans une veine très graphique et décorative.

À l’affut de nouveaux talents, le prolifique éditeur et bibliophile Octave Uzanne lui passe une commande pour le moins originale à l’automne 1895: 30 dessins, sur le thème libre des «rassemblements», qui seront commentés ensuite par 15 collaborateurs de La Revue blanche, revue périodique d’avant-garde dont Vallotton est devenu l’illustrateur attitré au mois de février.

Ainsi, à rebours des habitudes éditoriales, 30 textes signés de plumes comme Jules Renard, Tristan Bernard ou Félix Fénéon viennent «illustrer» les dessins de l’artiste, qui s’épanouissent sur des pleines pages. Disséminées dans les textes, des vignettes très classiques signées François Courbin sont censées adoucir le choc de l’esthétique de Vallotton qui aurait assurément «dérangé par l’absolutisme de sa facture», se justifie Uzanne dans le prologue. Car, derrière l’ouvrage pour bibliophiles qu’il souhaite publier, l’esthète et homme de lettres entend bien s’affirmer comme le découvreur audacieux de Félix Vallotton, ce «néo-xylographe» à qui il consacrait déjà un article en 1892.

Des personnages (surtout des hommes) et quelques enfants sur une place publique, lèvent la tête. Au fond, au-dessus d'un immeubles à colonnes, une mongolfière se détache dans le ciel, en tout petit.«Le Ballon», autre dessin de Vallotton pour «Les Rassemblements», de 1896 également. Photo | MCBA

Des bois gravés à la plume

Le thème retenu est éminemment d’époque, comme le souligne Catherine Lepdor: «Il s’agit de l’esthétique de la promenade, de points de vue presque photographiques qui s’arrêtent sur toutes les occasions de faire foule dans une ville. C’est aussi le moment où l’on commence à s’intéresser à la psychologie des foules, comme en témoigne le traité éponyme de Gustave Le Bon, paru en 1895». Qu’il s’agisse d’événements heureux (mariage, chanteurs de rue, petit garçon observant un ballon) ou plus tragiques (enterrement, arrestation, incendie), les dessins de Vallotton poursuivent certains sujets ainsi que la veine esthétique de ses gravures sur bois qui plaisent tant: formes synthétiques emboîtées, perspectives étagées inspirées de l’estampe japonaise, cadrage dans le vif du sujet, cadre noir et monogramme «FV» intégré dans l’angle. «Plus qu’une succession de saynètes, c’est la puissance larvée de ces ‘coagulations’ populaires, la montée en force du mouvement social à l’époque de la Troisième République qui sont décrites, non sans humour parfois!», relève Katia Poletti. «Le public d’hier et d’aujourd’hui est très attaché aux bois gravés et ces dessins, réalisés à l’encre de Chine, en sont très proches sur le fond comme la forme», précise encore Catherine Lepdor.

Pourtant, contrairement aux illustrations du livre dont ils proviennent, ces dessins ont quelque chose en plus: des nuances dans les zones noires et les aplats, une subtile différence entre les tissus qui permet à l’œil de différencier deux redingotes sombres côte à côte… «Ce soin très poussé est étonnant et assez admirable quand on sait qu’une fois reproduits, ces dessins – réduits de surcroît de 10% – ont perdu cette infinité de variations: dans l’ouvrage, tout est aplati et au même niveau», explique Katia Poletti. Et ces couleurs qui n’apparaissent pas non plus dans le livre? «Il s’agit de rehauts à l’aquarelle qui viennent accentuer quelques détails: un nez ou une joue rougis par le froid, des flammes jaunes s’échappant de fumées noires, des affiches modernes multicolores égayant le ‘vieux temps’… Mais ces derniers ont été ajoutés par l’artiste après la parution du livre, vraisemblablement au moment de la vente des dessins, en 1902.»

Les deux femmes assises à un bureau, examinent des dessins de Vallotton.Catherine Lepdor, conservatrice en chef au MCBA et Katia Poletti, conservatrice de la Fondation Félix Vallotton, commissaires de la grande rétrospective que le MCBA consacre à l’artiste lausannois. Photo | MCBA - Etienne Malapert / Karim Kal

Retour sur une supercherie

Publié en 1896 et tiré à 220 exemplaires pour les membres de la Société des bibliophiles indépendants, le livre fait étonnamment mention de «gravures» de Félix Vallotton. «Or on le sait, les dessins ont été tout bonnement clichés (ndlr: en typographie, le clichage est un procédé d’impression photographique à partir d’une plaque gravée ou mordue à l’acide). Il s’agit de simples reproductions. Elles apparaissent sur un beau papier Japon impérial, hors pagination, pour faire croire aux collectionneurs qu’il s’agit de gravures, mais c’est faux!», s’exclame Katia Poletti. Catherine Lepdor renchérit: «En 1896, il est absolument impensable d’imaginer un beau livre en édition limitée avec des reproductions photomécaniques, c’est un non-sens pour le bibliophile. Dans ce dernier quart du XIXe siècle, on veut revaloriser la rareté, et le bois gravé – qui, contrairement à la lithographie, ne permet pas un tirage élevé – participe à cet engouement. Uzanne joue clairement sur cette ambiguïté…»

Le vil procédé est toutefois assez vite éventé: en 1898, dans la monographie qu’il consacre à Félix Vallotton, Julius Meier-Graefe écrit à propos des Rassemblements que l’ouvragecontient «trente reproductions et non gravures, comme dit le titre». Katia Poletti ajoute: «Déjà avant la découverte des dessins originaux, en 2001, on avait l’assurance qu’il ne s’agissait pas de gravures. D’abord, on n’a jamais retrouvé de matrice comme pour tous les autres bois gravés; ensuite, Félix Vallotton avait écrit dans son Livre de raison:  ‘30 dessins pour Les Rassemblements’. Nous le savions, mais nous n’avions pas de preuve…»

Une foule d'hommes en chapeau se masse devant un magasin qui est en flammes. On voit des panaches de fumée noires s'échapper des fenêtres de la façade, que des pompiers escaladent.«L’Incendie». En 1896, on commence à s’intéresser à la psychologie des foules. Photo | MCBA

Les dessins originaux refont surface

Et soudain, en 2001, les dessins refont surface en vente publique. «On avait perdu leur trace en 1902, lorsque Vallotton les avait vendus au libraire Campion», explique Katia Poletti. En 2001, les dessins sont mis en vente publique, tous ensemble et dans leur cartable Biella d’origine acheté chez Krieg à Lausanne et annoté par Vallotton. Le vendeur est cette fois la Bibliothèque cantonale d’Appenzell… Comment sont-ils arrivés là? «Via la collection de l’avocat bibliophile Carl Meyer (1873-1947). L’acheteur a ensuite été contraint de les remettre en vente publique, en 2013… Cette fois, le musée a pu entrer en contact directement avec lui et lui proposer un prix».

Catherine Lepdor se souvient avec émotion: «C’est sans doute l’achat le plus exceptionnel du MCBA dans le domaine du papier. Ces dessins étaient attendus et convoités et nous avons réussi à les acquérir, empêchant qu’ils ne soient peut-être disséminés aux quatre vents. Le travail d’un musée, on le voit, se fait sur le temps long, et notre métier est de faire rentrer dans le domaine public le meilleur de l’œuvre d’un artiste.»

(même description que l'image principale)«L’Affichage moderne» (en entier). Le temps du Moulin Rouge et french cancan... Photo | MCBA

Lumière sur une œuvre majeure et sur une époque

Outre la qualité indéniable de ces dessins, leur fraîcheur, leur style, ils ont permis aux deux conservatrices de faire la lumière sur quelques réalités de l’époque, autant économiques qu’artistiques.

Les Rassemblements est un gros projet dans la carrière de Félix Vallotton: la réalisation de chacun des 30 dessins (31 avec la couverture, une jaquette illustrée) est payée 30 francs, «ce qui est beaucoup pour l’époque», relève Katia Poletti. Pourtant, au moment de vendre les dessins eux-mêmes en 1902, Vallotton s’en sépare pour 250 francs seulement, soit environ 8 francs par dessin! Cette moins-value, alors même que la cote de Vallotton ne cesse de grimper, s’explique par un rapport inversé à la valeur du travail artistique, comme l’explique à son tour Catherine Lepdor: «A cette époque où se développent l’affiche et l’illustration, notamment grâce à la lithographie, l’objectif était l’objet imprimé, c’est aussi pour cela qu’en tant qu’historien de l’art, on est attaché aux pages d’un journal: l’imprimé est réellement l’aboutissement. La genèse, les dessins originaux, comptaient beaucoup moins qu’aujourd’hui.»

Mais alors quid des couleurs sur les dessins, qui n’apparaissent pas sur les illustrations? Selon Katia Poletti, «il semble que Félix Vallotton aquarellait ses dessins (et les signait au crayon), dès lors qu’il s’en séparait, un peu comme une signature originale…» Une théorie étayée par le fait que les dessins retrouvés chez lui à sa mort étaient tous en noir et blanc. «Il les vendait peu… La couleur apparaît comme une touche finale, peut-être aussi pour différencier les bois gravés des dessins qui en reprennent tous les codes, cela les singularise, suggère encore la spécialiste. Peut-être est-ce également une manière de les protéger du clichage et de leur reproduction future?» Catherine Lepdor s’interroge de son côté: «Ces couleurs sont-elles un plus aujourd’hui, alors que Vallotton est connu comme le maître du noir et blanc?» Parmi ces questions en suspens, une chose est sûre: ces 30 dessins, qui seront présentés dès le 24 octobre en regard du livre ouvert des Rassemblements ne manqueront pas d’attiser la curiosité du public, tout en révélant leur singulière beauté. (EB)

« Vallotton Forever. La rétrospective », à voir du 24 octobre 2025 au 15 février 2026 au MCBA de Lausanne.

Le Musée cantonal des Beaux-Arts (MCBA)

Fondé au 19e siècle, le MCBA conserve aujourd’hui plus de 11’500 œuvres, de la seconde moitié du 18e siècle à nos jours. Un patrimoine qui donne la mesure de la création des artistes d’origine vaudoise et, plus largement, de Suisse romande, qu’ils aient poursuivi leur carrière dans leur pays ou à l’étranger. Sa collection englobe d’importants fonds monographiques, parmi lesquels ceux de Félix Vallotton, mais également de Charles Gleyre, Louis Soutter, Pierre Soulages ou encore Giuseppe Penone. Dans le quartier des arts (Plateforme 10), le nouveau MCBA, inauguré en 2019, propose une programmation ambitieuse comptant 10 expositions temporaires par année consacrées à l’art ancien, moderne et contemporain, ainsi que la présentation permanente de la collection.

Installée depuis 1998 à Lausanne, ville natale de l’artiste, la Fondation Félix Vallotton est un centre de documentation et de recherche dédié à la vie et à l’œuvre de l’artiste. Son dernier projet en date, le catalogue raisonné Félix Vallotton illustrateur, sera accessible gratuitement en ligne dès la fin du mois de juin 2025 (vallotton-illustrateur.ch). Depuis 2019, la Fondation est hébergée au MCBA.

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