5 minutes de lecturePublié le 27 févr. 2020

SERIE 1/2. En annexant le Pays de Vaud en 1536, les Bernois veulent en inventorier le territoire. Ils désignent pour cela des commissaires rénovateurs. On cherche à désenchevêtrer l’héritage féodal au profit d’une politique rationalisée, qui voit les plans, de plus en plus précis, remplacer les écrits qui faisaient alors foi. Le rôle de ces agents jalousés et craints est crucial, car leur travail détermine les redevances.

La date de 1536 marque la mainmise de Leurs Excellences (LL.EE) de Berne sur le Pays de Vaud («Welschland») et son rattachement à la Confédération des XIII cantons. Elle apparaît comme un butin de guerre et une expansion majeure de la foi réformée qui fait table rase de la religion catholique. En 262 ans de présence, les Bernois disciplinent le territoire ; ils recourent aux élites locales pour endosser les fonctions administratives et judiciaires, respectent les droits coutumiers et conservent le français dans la langue des échanges. Elles ménagent les autorités combourgeoises de Lausanne et de Payerne. Les bailliages, au nombre de seize dès 1711, sont dirigés par des baillis, seuls représentants bernois sur place. Le commissaire général, apparu dès 1536, dépend directement de la Chambre des bannerets, et coordonne les travaux des commissaires rénovateurs, veillant à ce que les droits de Leurs Excellences soient préservés.

Les trois temps de la période bernoise

Les terres du Pays de Vaud sont d’un excellent profit, la viticulture ayant un meilleur rendement que l’agriculture. Elles justifient les efforts de rentabilisation.

Dans une première étape (1536-1617), les Bernois confient aux commissaires l’inventaire systématique de leurs propriétés directes et médiates et le contrôle des titres. Qu’ils aient œuvré pour les anciens maîtres, l’évêque de Lausanne ou le duc de Savoie importait peu, pour autant qu’ils soient des laïcs et aient fait acte d’allégeance. Chaque tenancier reconnaît sous serment ses biens fonciers avec ses confins et ses redevances, dépendant d’un ou plusieurs seigneurs; il déclare les modifications intervenues au cours des dernières années. Les déclarations sont consignées dans la «grosse»  de reconnaissances, copie d’une décision de justice ou d’un acte notarié appelé aussi «terrier» ou «extente».

Une campagne de rénovation pouvait coûter plus que ce qu’elle rapportait, selon l’opacité des situations et les difficultés de recouvrement des cens (redevances foncières). Dès lors, Leurs Excellences de Berne ont cherché à désenchevêtrer l’héritage féodal au profit d’une politique uniformisée et rationalisée. Elles ont revu et simplifié les créances et diminué les risques de contentieux sur la foi des archives. Durant cette période des aménagements, les objectifs souffrirent des effets de la guerre de Trente Ans (1618-1648).

Deux innovations caractérisent la troisième période (1651-1798): l’introduction dès 1651 du plan visuel, puis dès les années 1690 du plan géométrique; la reconnaissance s’appuie désormais sur l’unité territoriale, et non plus sur le réseau complexe d’interdépendances personnelles. Le fait de réunir dans la même grosse tous les tenanciers d’un même lieu normalise la perception des redevances et favorise le remodelage des assiettes fiscales. Le visuel prend le pas sur le textuel.

Plans de la paroisse de Lutry, signés Abraham Augustin Michel Plans de la paroisse de Lutry, signés Abraham Augustin Michel | Archives cantonales
Détail de la vue de la paroisse de Lutry, signés Abraham Augustin Michel Détail de la vue de la paroisse de Lutry, signés Abraham Augustin Michel (1705) | Archives cantonales

Les commissaires rénovateurs (commissaires à terrier)

On rencontre les commissaires non seulement dans les opérations de reconnaissances de biens, mais aussi dans les procès-verbaux de frontière, de délimitation et de bornage de territoires. Si tous les commissaires sont des notaires, l’inverse n’est pas vrai; au XVIIIe siècle où la précision planimétrique et mathématique est érigée en valeur cardinale, ils ne sont pas d’office les auteurs de plans géométriques. Ces tendances se retrouvent dans le recensement des commissaires rénovateurs, établi à partir de la lecture des inventaires des Archives cantonales vaudoises, des Archives de la Ville de Lausanne et de celles de Vevey.

Plan de la ville de La Tour-de-Peilz en 1697Plan de la ville de La Tour-de-Peilz en 1697 par Jean Grenier et Jean-François Michel | Rémy Gindroz ACV

Si le XVIe siècle est  le siècle des grosses de reconnaissances, le XVIIIe siècle marque l’âge d’or des commissaires géomètres. L’époque bernoise comprend un accroissement de 61% de commissaires et 71% de registres par rapport aux années 1300 et 1536. À la suite de la réforme du notariat en 1718 qui catégorise les notaires et en fixe le nombre par bailliage, on assiste à la décrue planifiée de ceux-ci et au resserrement des effectifs des commissaires dû aux nouvelles exigences professionnelles. Pour des questions démographiques et de qualité des terres, quatre bailliages attestent le plus de commissaires : Lausanne, Morges, Moudon et Yverdon.

Les commissaires se formaient sur le tas ; au mieux, ils avaient été stagiaires ou appartenaient à une dynastie de commissaires. Les pères de la cadastration sont Abraham Dubois, Neuchâtelois, Pierre Rebeur, Bourguignon, et Pierre von der Weid, Fribourgeois, tous trois actifs dans le Pays de Vaud vers 1650.

La  patente  règle  le cadre général de la rénovation, l’échéancier du travail, le calibrage du papier à utiliser, les rétributions et les défraiements en argent et en nature. Le commissaire doit habiter dans le bailliage où il évolue, il a un cheval à sa disposition avec son fourrage ; il reçoit du bois et des graines. Il doit éviter de prendre des charges durant son mandat.

Les commissaires sont tout autant jalousés que détestés. Leurs travaux sont passés au tamis («regrabelés»), ils font souvent l’objet de critiques, comme Abram Secretan (1699-1777) qui a laissé un vade-mecum du commissaire parmi ses archives professionnelles, le constatait en 1750 : « la veriffication est l’ame d’une renovation, les Plans en sont la baze, le fondement & en établissent la durée». Le savoir des commissaires vaudois est exploité dans les cantons voisins.

C’est en 1804, au moment où le canton de Vaud vit ses premières heures de canton suisse, que le cadastre fiscal de l’époque bernoise fut remplacé par le cadastre foncier. Une nouvelle histoire commence alors. Elle se poursuit aujourd’hui.

À une époque où l’aménagement du territoire suscite planifications et débats, La Gazette a demandé à l’ancien directeur des Archives cantonales vaudoises, Gilbert Coutaz, de rechercher des points de comparaison dans l’histoire du canton de Vaud.

Son choix s’est porté sur la période bernoise (1536-1798) durant laquelle les commissaires rénovateurs vont s’approprier, «visualiser» et arpenter le Pays de Vaud. Il se décline en deux volets dont les sources sont conservées, pour la plus grande part, aux Archives cantonales et qui constituent des éléments d’une recherche à paraître, «Territorialisation du Pays de Vaud, une affaire de Leurs Excellences (LL.EE.) de Berne. Sources et acteurs».

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