Entre deux mains, un objet noirâtre qui semble conserver la marque des doigts qui le tiennent.
Le «Disque d’obsidienne galactique fertile» de Noémie Sauve (2022), composé de cristal, verre radioactif fluorescent et oxyde de cérium. | Photo: Katrin Backes
Patrimoine-Trésors cachés

Au mudac, le monde entre nos mains

C’est une création contemporaine et, pourtant, elle nous renvoie aux temps immémoriaux. Conservatrice au mudac, Susanne Hilpert Stuber lève le voile sur l’œuvre énigmatique et polyphonique de Noémie Sauve, tout juste entrée dans les collections.

Le «Disque d’obsidienne galactique fertile» de Noémie Sauve (2022), composé de cristal, verre radioactif fluorescent et oxyde de cérium. | Photo: Katrin Backes
8 minutes de lecturePublié le 15 sept. 2023

Susanne Hilpert Stuber le dit elle-même. Elle aurait pu choisir un objet utilitaire comme une table, une lampe ou une chaise, une pièce typique qu’on attendrait d’un musée de design — cette esthétique appliquée à la recherche de formes nouvelles et adaptées à leur fonction. C’est pourtant une pièce évocatrice que la conservatrice a retenue: une œuvre mystérieusement intitulée Disque d’obsidienne galactique fertile et signée par l’artiste française Noémie Sauve (*1980). Si elle n’est pas encore visible du public, c’est qu’elle a été acquise au printemps 2022, à la suite de la Biennale Internationale Design Saint-Etienne où l’a repérée la commissaire d’exposition et chargée d’acquisitions au mudac depuis 2004. «Généralement, nous privilégions l'acquisition d'œuvres suisses, romandes en particulier, mais cette pièce m'a frappée par sa force évocatrice, sa complexité et son message sur les enjeux environnementaux.» La conservatrice l’a découverte dans une section de l’exposition stéphanoise intitulée Le Monde, sinon rien — comme un cri de ralliement autour du vivant, menacé de toutes parts: un thème aux accents anthropologiques, qui intéresse actuellement Susanne Hilpert Stuber.

Noémie Sauve, dessinatrice, sculptrice et vidéaste

Si Noémie Sauve commence à faire parler d’elle sur la scène artistique hexagonale, elle n’est pourtant passée par aucune école d’art. Dessinatrice, sculptrice et vidéaste «innée, curieuse et intéressante», elle développe depuis plusieurs années une pratique autodidacte à la fois naturaliste et profondément engagée, qui a tapé dans l’œil averti de la conservatrice.

Après une résidence artistique à bord de la goélette Tara — à la faveur d’une expédition scientifique autour des récifs coralliens dans l’océan Pacifique en 2017 —, le projet The Possible Island conduit Noémie Sauve en 2021 à Vulcano, dans les îles Éoliennes au nord de la Sicile, où elle s’intéresse à l’influence du volcan sur les pratiques agricoles de l’île.

«Cette collaboration avec divers experts alimente son travail ; les caractéristiques des différents matériaux trouvés sur l'île sont testées en atelier pour donner corps à des objets où art et science se mélangent.» Sols poreux qui dégazent en permanence, bulles dans l’air, dans l’eau, dans la lave qui s’agglomère en « bombes volcaniques » lors des éruptions…: si les paysages de Vulcano ont retrouvé aujourd’hui un calme luxuriant, ils portent encore en eux l’énergie éruptive qui a inspiré à Noémie Sauve son Disque d’obsidienne galactique fertile.

L'objet vu dans la lumière infrarouge, entre deux mains. Il révèle des couleurs jaunâtres en transparence.Exposé aux rayons d’une lumière infrarouge, le disque noir veiné de vert se met à luire et à rayonner de couleurs fluorescentes, évoquant une boule de cristal. | Photo: Katrin Backes

Fragile et indestructible

Composée dans son atelier en 2022, l’œuvre est constituée de matériaux élaborés par l’artiste. Polis par l’oxyde de cérium, le cristal et le verre radioactif forment ensemble une matière précieuse et paradoxale. C’est ainsi qu’exposé aux rayons d’une lumière infrarouge, le disque noir veiné de vert — qui rappelle l’obsidienne, une roche volcanique vitreuse — se met à luire et à rayonner de couleurs fluorescentes, évoquant alors une boule de cristal. «Exposer une œuvre de cette nature requiert une mise en contexte précise qui puisse guider le visiteur dans l'univers si particulier de la designeuse.» Comme un morceau vivant de notre terre, cette pièce semble tout droit rapportée d’une expédition lointaine — à l’image du morceau d’aérolithe ramassé par Tintin sur l’île arctique dans l’Étoile mystérieuse et qui continue, une fois sur le continent, à grossir jusqu’à éclater. De la même manière, l’œuvre de Noémie Sauve porte en elle le mystère d’une vie qui nous dépasse, d’une nature géologique à la fois fragile (le verre se casse) et indestructible, semblant pouvoir survivre à l’infini. Les traces de doigts imprimées sur la pièce, qui tient dans la main, suggèrent également cette idée de récolte scientifique.

 

Madame Hilpert Stuber pose assise sur un escalier, dans les réserves du mudac. Derrière elle, des armoires Compactus.Susanne Hilpert Stuber, commissaire d’exposition et chargée d’acquisitions au mudac. | Photo: ARC-Sieber

L’art qui questionne

Comment traduire plastiquement notre lien à la terre? Comment inventer de nouveaux langages au croisement des disciplines? Dans cette œuvre ultra contemporaine qui nous reconnecte aux temps les plus immémoriaux, la conservatrice salue une rare densité qui vient résonner avec les urgences de notre temps et se trouve à la croisée du design et de l’art contemporain. «Notre rôle au musée est de questionner notre relation au monde. En cette période si particulière où la terre est en danger, Noémie Sauve tisse de nouvelles relations entre le vivant et l'inerte en nous montrant à quel point tout est fragile et interdépendant. La position de la designer est ici expérimentale et proactive: elle nous emmène sur de nouveaux territoires d'exploration.»

Intitulée Solastalgia. Design et art sami, une des prochaines expositions du musée (dès le 8 mars 2024) se penchera sur la notion de design de transition, concept imaginé par Arturo Escobar qui entend soutenir un design holistique « qui nous reconnecte les uns aux autres, avec nos corps, avec le monde non humain, avec le courant de la vie, afin d’imaginer des transitions sociales vers un futur plus soutenable».
Quant au Disque d’obsidienne galactique fertile, qui dort encore sagement à ce jour dans une jolie boîte confectionnée par l’artiste, au cœur des réserves du quartier des arts Plateforme 10, nul doute que Susanne Hilpert Stuber saura bientôt lui faire une place de choix dans les salles du musée. (EB)

mudac — Musée cantonal de design et d’arts appliqués

Fondé en 2000, et installé depuis 2022 dans le nouveau quartier des arts Plateforme 10 à Lausanne, le mudac est l’unique institution de Suisse romande entièrement consacrée au design. Consciente de la constante évolution des divers champs du design, l’équipe du musée entend inscrire ces mutations dans ses collections et élabore des critères de sélection pour les acquisitions au-delà de simples indices matériels et techniques. Reflets des tendances de la création contemporaine, cinq collections témoignent des profonds bouleversements que le design vit aux XXe et XXIe siècles : art verrier contemporain (+ de 700 œuvres), arts graphiques (+ de 400 œuvres), bijou contemporain (+ de 300 œuvres), design (+ de 900 œuvres) et céramique (+ de 300 œuvres). Le musée a construit son identité et sa réputation internationale au fil de centaines d’expositions ambitieuses et souvent insolites, et continue à poursuivre une politique d’ouverture et d’échanges entre les multiples disciplines de la création contemporaine. Sa programmation permet la découverte de designers et d’artistes lors d’expositions monographiques, et s’étend à des expositions questionnant les publics sur des thématiques de société contemporaine. Elle démontre l’intérêt du musée pour le monde dans lequel il se situe et pour la grande amplitude que le terme même de design peut englober. (EB)

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