Enluminure médiévale. Une femme équipée d'un compas et une équerre semble enseigner la géométrie à des hommes.
Une femme géomètre. Enluminure du XIVe siècle, Éléments d'Euclide. Photo | Maître du Méliacin
CommunicationPratique

Écrire au féminin, du Grand Siècle à nos jours

La réédition de «L’égalité s’écrit», guide de rédaction de l’État de Vaud, offre la possibilité de se pencher sur un débat qui ne tarit pas et concerne autant les institutions que la société civile. Si les combats menés par les femmes pour une représentation égale dans la langue française ont largement abouti, il reste des aspects controversés. Un petit voyage dans l’histoire du français s’impose, afin de mieux comprendre la source et les enjeux du débat contemporain sur l’écriture égalitaire.

Une femme géomètre. Enluminure du XIVe siècle, Éléments d'Euclide. Photo | Maître du Méliacin
6 minutes de lecturePublié le 11 mars 2024

Au XVIIe siècle, les réflexions au sujet des structures grammaticales du français et de leur rapport au latin étaient en effervescence au sein des cercles intellectuels et de l’Académie française nouvellement créée. La plupart des grammairiens et philosophes de l’époque fustigeaient les nombreuses variations qu’ils observaient dans le français d’alors. Leur but premier était de réduire ce qu’ils considéraient comme des inconsistances par une série de codifications (outre une volonté politique d’uniformisation du territoire autour de la langue). L’intensité des débats devait d’ailleurs s’apparenter aux controverses typographiques de ces dernières années sur le point médian.

Les femmes éclipsées du langage

Parmi ces codifications adoptées par l’Académie française, la suppression de certaines règles d’accord et de certains noms de fonctions et de métiers a été vivement critiquée par les écrivaines, politiciennes, philosophes, linguistes de l’écriture égalitaire depuis la fin du XXe siècle. Eliane Viennot, professeure de littérature française, parle de «vagues de masculinisation de la langue» qui ont renforcé le sexisme dans la société en éclipsant toujours plus les femmes du langage. «Cette manière de présenter les choses est à la fois vraie et excessive du point de vue de la linguistique historique», relève Antoine Viredaz, maître d’enseignement et de recherche suppléant à l’Université de Lausanne (Unil) et spécialiste en langues anciennes.

«L’accord au masculin pluriel est plus économique linguistiquement, mais répond incidemment à une idéologie et induit des représentations masculines».

Antoine Viredazmaître d’enseignement et de recherche suppléant à l’Université de Lausanne

Selon le chercheur, parler d’une grande entreprise idéologique masculine est réducteur: «Il faut nuancer, car l’objectif premier semblait la simplification. Par exemple, la décision que le participe présent en fonction verbale soit invariable, donc au masculin singulier, date de cette époque. Auparavant, l’accord au féminin était possible et apparaissait dans des textes du Moyen Âge». Cette norme existait déjà dans la grammaire latine et n’est pas du tout remise en cause aujourd’hui.

Un homme assis à une table, les mains croiséesAntoine Viredaz, expert en langues anciennes à l'Unil, a également donné un cours sur l'écriture égalitaire et ses implications en linguistique historique. Photo | ARC Sieber

En revanche, la règle dite du masculin qui l’emporte sur le féminin quand un adjectif qualifie plusieurs noms de genres différents («ces hommes et ces femmes sont beaux») est questionnée, car sa seule justification serait la prédominance du genre masculin. «L’abolition des accords de proximité et de choix, possibles au Moyen Âge, au profit de la seule règle du masculin pluriel, est un point délicat. L’accord au masculin pluriel est plus économique linguistiquement, mais répond incidemment à une idéologie et induit des représentations masculines».

«L’argument du masculin comme genre le plus noble semble tiré du chapeau par Claude Favre de Vaugelas, grand ponte de la grammaire du XVIIe, qui le mentionne plus comme une idée philosophique dans l’air du temps, tout en ajoutant que l’accord de proximité restera sans doute dans le langage parlé, car il sonne mieux à l’oreille», observe Antoine Viredaz. Vaugelas essaie tout de même de brandir la carte du latin, qui se justifie pour certains changements, moins pour d’autres : «Un accord exclusif au masculin pluriel existe dans une situation bien particulière en latin. Celle-ci est détournée pour former une règle générale du français. On observe ici un usage biaisé du latin pour soutenir les codifications et, certainement, une idéologie. C’est encore plus flagrant pour la suppression des noms féminins de métiers renommés et de hautes fonctions, où le recours au latin comme argument d’autorité n’a aucune solidité scientifique», commente Antoine Viredaz.

Le français est parfaitement équipé

Pour le débat contemporain, l’intérêt de revenir sur ces codifications, outre se rendre compte que les guerres grammaticales à coups de pronoms et autres suffixes ne datent pas d’hier, est de montrer que la langue française était parfaitement équipée pour une représentation équitable du genre féminin. L’expert en linguistique ajoute : «On ne peut être sûr que tous ces noms de fonctions et métiers avaient leur pendant féminin avant le XVIIe, mais ce n’est pas vraiment essentiel. L'important est de savoir s’il était possible de les former de manière effective et compréhensible en français. La réponse est oui, et ce même pour des noms dont une forme distincte n’apparaissait pas en latin, car les suffixes féminins existaient déjà en suffisance (voir ci-dessous)».

 

Brochure bleue titrée «L’égalité s’écrit» «L’égalité s’écrit», brochure éditée par le Bureau de l'égalité entre les femmes et les hommes (BEFH). Photo | BIC-PG

En 2024, la plupart des principes de l’écriture égalitaire sont entrés dans la pratique des communications publiques et institutionnelles. Dans le canton de Vaud, le Bureau de l’égalité entre les femmes et les hommes (BEFH) a réédité son guide de rédaction égalitaire, «L’égalité s’écrit». L’ajout important concerne un traitement égalitaire des hommes et des femmes dans la communication visuelle où, encore souvent, les femmes sont mises au second plan, et sont cantonnées à la sphère domestique ou aux activités de soins et de services à la personne, entre autres. Du point de vue de l’écrit, rien n’a dû être inventé, que ce soit pour les terminaisons au féminin des désignations de métiers, titres, grades et fonction, ou le retour en grâce de l’accord de proximité (voir ci-dessous).

Un débat typographique

Des institutions comme l’Unil et le CHUV suivent ces préceptes depuis plusieurs années et vont même plus loin dans certaines facultés ou certains secteurs d’activités, par un usage étendu du point médian et une représentation graphique de la communauté LGBT.

En revanche, dans le domaine des médias, la grande majorité de la presse écrite romande fait encore barrage. Le journal Le Temps par exemple, ne tolère pas la typographie inclusive, comme le point médian, et n’apprécie guère les doublets (ex. Les Vaudoises et les Vaudois) jugés encombrant. «Nous privilégions l’usage de termes épicènes ou le recours au masculin générique, dans un but de clarté pour le lectorat et pour uniformiser les pratiques journalistiques», indique la rédaction.

Le débat actuel reste ouvert, avec le point médian en son centre. «Actuellement, la controverse est d’ordre typographique, analyse Antoine Viredaz. L’avantage du point médian est qu’il existe typographiquement – en grec ancien il signifiait indifféremment le point-virgule et le deux-points – et n’a pas d’autre usage en français. Il est donc pratique comme fonction d’abréviation. Cependant, il présente des difficultés de lecture qui sont documentées, notamment pour les personnes malvoyantes et les personnes souffrant de dyslexie. Je suis d’accord pour dire que l’abus d’abréviations dans un texte le rend illisible; mais à petite dose, comme toutes abréviations, le point médian me semble très bien fonctionner». Le chercheur, qui possède aussi une casquette d’éditeur, termine en soutenant que le niveau de style d’un texte (correspondance, législation, littérature) a de l’importance : «À mon avis, le point médian et les abréviations en général n’ont le plus souvent pas leur place dans un roman ou un recueil de poèmes. Quant à leur présence ou non dans les médias, la réponse est subjective.» (VB)

Livre de la Taille de Paris de l’An 1297

Un exemple concret de la présence de différents suffixes féminins pour désigner des noms de métiers se trouve dans le Livre de la Taille. Rédigé à des fins fiscales, ce registre recense les contribuables parisiens. Parmi une pléthore de métiers attribués à des hommes, dont beaucoup ont disparu aujourd’hui, un nombre considérable sont « traduits » au féminin comme en atteste la liste ci-dessous.

aiguilliere, archiere, blaetiere, blastiere, bouchere, boursiere, boutonniere, brouderesse, cervoisiere, chambriere, chandeliere, chanevaciere, chapeliere, coffriere, cordiere, cordoaniere, courtepointiere, couturiere, crespiniere, cuilliere, cuisiniere, escueliere, estuveresse, estuviere, feronne, foaciere, fourniere, from(m)agiere, fusicienne, gasteliere, heaulmiere, la(i)niere, lavandiere, liniere, mairesse, marchande, mareschale, merciere, oublaiere, ouvriere, pevriere, portiere, potiere, poulailliere, prevoste, tainturiere, tapiciere, taverniere.

On remarque que même des métiers qui semblent propres à des hommes, surtout à l’époque, comme ferron (feronne) ou maire (mairesse), avaient leur pendant féminin.

« L’égalité s’écrit »

Brochure éditée par le Bureau de l’égalité entre les femmes et les hommes (BEFH)

La rédaction égalitaire repose sur quatre règles de base

1. Féminiser ou masculiniser les désignations de personnes (métiers, titres, grades et fonctions).

Ex. : un préfet, une préfète ; un réviseur, une réviseuse ; un syndic, une syndique ; un demandeur, une demandeuse ; un agent, une agente ; le successeur, la successeuse ; le témoin, la témoin.

2. Utiliser la double désignation (mot au féminin et au masculin). Adopter l’ordre de présentation féminin puis masculin. L’accord et la reprise se font au masculin, soit au plus proche.

Ex. : La doyenne ou le doyen est libéré d’un certain nombre de périodes d’enseignement qui ne peut excéder, en principe, la moitié d’une charge complète d’enseignement. Elle ou il reçoit une indemnité annuelle fixée d’après les normes du département.

3. Privilégier les termes et les formulations épicènes (qui s’adressent à l’ensemble de la population).

Ex. : Le corps électoral a été appelé aux urnes. Le personnel a les droits et les obligations définies dans la législation. Les personnes en situation de handicap. Les membres du Grand conseil.

4. Utiliser, en dernier recours et avec mesure, le point médian pour les formes contractées destinées à signifier la mixité, et non les parenthèses, la barre oblique ou le trait d’union.

Ex. : Les commerçant·e·s du centre ville ; les président·e·s de tribunal ; les professionnel·le·s de l’énergie.

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