
Soins infirmiers : entre reconnaissance, responsabilités et réformes
Dans ses bureaux situés à la Direction générale de la santé, l’infirmière cantonale Teresa Gyuriga Perez incarne une fonction peu connue, mais devenue stratégique dans un contexte post-Covid en pleine mutation. Rencontre à quelques semaines de la Journée vaudoise des soins infirmiers.
En tant que toute première infirmière cantonale de Suisse, Teresa Gyuriga Perez fait œuvre de pionnière. Et même si plusieurs cantons ont créé un poste similaire depuis 2022, année de sa prise de fonction, elle y laissera forcément son empreinte. «Je suis avant tout heureuse que cette fonction soit désormais inscrite dans la loi sur la santé publique, au même titre que le médecin ou le pharmacien cantonal.»
Depuis, et en relativement peu de temps, le rôle d’infirmière cantonale a pris racine dans le paysage sanitaire vaudois. Comme le rappelle Teresa Gyuriga Perez, la fonction a vu le jour dans le sillage de la crise du Covid-19 : «Le Covid fut un catalyseur, notamment en mettant en évidence le travail des professionnels des soins et de la santé.»
Chaînon essentiel du système de soins
Et c’est précisément l’un des objectifs majeurs de la fonction: sortir des représentations archaïques qui collent encore à la peau de la profession infirmière. «Et pourtant, l’image de l’infirmière dévouée qui applique ce qu’on lui dit est totalement dépassée et n’existe pas, sourit Teresa Gyuriga Perez. Les soins infirmiers sont devenus un chaînon essentiel pour adapter le système de soins aux besoins du futur. La plupart des infirmières et infirmiers ont une formation délivrée par une haute école spécialisée en santé, avec un haut niveau de compétence clinique et une large autonomie professionnelle. Par ailleurs, on oublie que beaucoup ont choisi cette profession à la sortie du gymnase, parce qu’elle correspondait mieux à leur déontologie personnelle et à une manière d’être avec les patients. La question n’est donc pas de mettre en compétition les infirmières avec les médecins, mais de mieux définir la complémentarité entre les uns et les autres.»
L’image de l’infirmière dévouée qui applique ce qu’on lui dit est totalement dépassée et n’existe pas.
Et la méconnaissance de cette évolution peut avoir des conséquences, y compris politiques: «Si, au Parlement fédéral, d’aucuns peuvent encore penser que les infirmières ne jouent qu’un rôle accessoire, ils risquent de prendre certaines décisions en méconnaissance des réalités des soins.»

Agir sur chaque maillon de la chaîne
Concrètement, Teresa Gyuriga Perez pilote le Pôle des professions de soins de santé, créé début 2024. Hormis les professions médicales, ce pôle couvre toutes les professions de soins et de santé – infirmiers, sages-femmes, physiothérapeutes, etc. –avec pour mission de développer une vision stratégique de ces professions. Les enjeux ne manquent pas. «La lutte contre la pénurie de professionnels de soins et de santé est l’une de nos priorités. Il est vrai que tout ce que l’on peut entendre actuellement sur le monde de la santé ne nous est pas très favorable, la plus-value et la qualité des professionnels de santé ne sont pas toujours mises en avant; ce sont plutôt les problématiques en lien avec les conditions de travail – qu’il faut évidemment traiter –, mais qui ne définissent pas ces professions. Ces professions ont une réelle valeur. Cela peut avoir des conséquences, notamment en termes d’intérêt pour la profession, puisque nous observons pour l’instant une légère baisse du nombre d’étudiants. En cause également, la pénibilité des conditions de travail, souvent associée aux professions de la santé.»
La lutte contre la pénurie de professionnels de soins et de santé est l’une de nos priorités.
L’enjeu est majeur. Selon les estimations, dans le canton de Vaud, il manquera pour la période 2019-2029 entre 2000 et 2500 infirmières et infirmiers (sur 10 000 personnes environ) ce qui nécessite des mesures pour former davantage de professionnels et améliorer les conditions de travail afin de garder ces personnes dans la profession.
Promouvoir, former, fidéliser
Dans ce contexte hautement complexe, Teresa Gyuriga Perez a pour mission de développer une politique des professions de soins et de santé telle qu’inscrite dans le plan stratégique de santé publique 2024-2028 de la Direction générale de la santé. Sur cette base, l’équipe qui entoure l’infirmière cantonale conduit notamment le programme cantonal de lutte contre la pénurie dans le domaine de la santé et des soins infirmiers (InvestPro), doté de 90 millions jusqu’en 2027. « Nous agissons sur trois axes prioritaires: la promotion des professions de soins et de santé, la formation et la fidélisation des professionnels. L’idée est de pouvoir agir sur plusieurs leviers. Ce qui nous permet de travailler avec l’ensemble des partenaires internes et externes: le Département de la santé et de l'action sociale, le Département de l'enseignement et de la formation professionnelle, les directions de soins, les directions générales des institutions, les directions RH, les directions des écoles, les associations professionnelles et les syndicats.»
Parmi les différentes mesures du programme InvestPro proposées, Teresa Gyuriga Perez mentionne, par exemple, un renforcement du soutien financier mensuel, soit 800 francs supplémentaires accordés aux étudiants HES en soins infirmiers en difficulté financière, somme qui s’ajoute aux 400 francs par mois que reçoivent tous les étudiants (une mesure active depuis mars 2025). Parmi les mesures proposées figurent également, par exemple, un meilleur encadrement lors des stages, une meilleure pondération de la pénibilité des horaires de nuit. Comme le précise l’infirmière cantonale, cet ensemble de propositions s’inscrit aussi dans la réponse vaudoise de l’initiative pour des soins infirmiers forts.
Faire œuvre de pionnier
Pour répondre à ces enjeux, le Canton de Vaud a également fait œuvre de pionnier par la création, en 2018, de nouveaux rôles professionnels tels que les infirmiers praticiens spécialisés (IPS). « Ce sont des infirmiers avec un master, formés pour intervenir au sein des structures hospitalières et communautaires dans la médecine de premier recours ou la gestion de maladies chroniques. Ils peuvent diagnostiquer, prescrire, adapter les traitements. Ce personnel infirmier peut jouer un rôle clé en amont en posant des interventions précoces, en évitant des hospitalisations, par exemple, ce qui empêche des coûts supplémentaires. Ils prennent également en charge certaines tâches traditionnellement réservées aux médecins. Ce sont des profils existants depuis les années 1960 dans les pays anglo-saxons.» Déjà 25 à 30 IPS sont en poste dans le canton. «Et ça fonctionne. Les IPS offrent une réponse concrète et accessible en première ligne, qui contribue à désengorger le système de santé et à faire face à la pénurie médicale, notamment en médecine générale. Leur rôle vient renforcer l’offre de soins, tout en mettant en valeur l’expertise infirmière dans l’ensemble des milieux hospitaliers cliniques et communautaires, en collaboration avec les autres professionnels de la santé.»
Des enjeux énormes
En suivant de près l’évolution rapide du monde de la santé, l’infirmière cantonale joue un rôle de relais et de trait d’union entre l’administration, les politiques, les institutions, les associations et les différents acteurs des soins: «Cela me permet de faire remonter les besoins, mais aussi de relayer des messages stratégiques. Et ça compte. Vu les énormes enjeux auxquels nous sommes confrontés: le vieillissement de la population, la pénurie de professionnels et la complexité croissante des soins.» (DA)
La Journée vaudoise des soins infirmiers
La troisième édition de la Journée vaudoise des soins infirmiers se tiendra le 3 juin prochain au SwissTech Convention Center, sur le site de l’EPFL. Pour Teresa Gyuriga Perez, l’enjeu dépasse le strict cadre sanitaire: «Il touche à la reconnaissance sociale et symbolique. On a besoin de remettre à l’honneur ces professions. La Journée vaudoise des soins infirmiers s’inscrit dans cette volonté. Ce n’est pas un congrès scientifique. C’est un moment pour dire merci, pour rendre visible l’engagement quotidien et sortir des représentations.»
Chaque année, les « Flammes » récompensent cinq professionnels proposés par leurs pairs, désignés par un jury des représentants de toutes les parties prenantes pour les qualités et l’expertise de leur travail. Cette remise aura lieu en parallèle du Congrès mondial du Secrétariat international des infirmières et infirmiers de l’espace francophone, qui réunit des professionnels venus des quatre coins du globe. Les organisateurs du congrès attendent la présence de quelque 1500 personnes. «Ce sont un peu nos Césars. Avec beaucoup de respect et la marque de notre reconnaissance à toutes celles et ceux qui œuvrent chaque jour auprès de la population vaudoise, et travaillent avec passion et sauvent des vies», se réjouit l’infirmière cantonale.