Le dernier des gypaètes indigènes
La Gazette poursuit son exploration des trésors qui dorment dans les réserves des musées cantonaux. Au Musée cantonal de zoologie, le conservateur Olivier Glaizot exhume pour nous un drôle d’oiseau. Le dernier individu de gypaète barbu, 100% suisse.
Quand on demande à Olivier Glaizot de réfléchir à une «pièce invisible» des collections du Musée de zoologie (MCZ), le conservateur ne se fait pas longtemps attendre. «Invisible… et pourquoi pas disparue ?» C’est ainsi qu’il nous présente son coup de cœur: un formidable gypaète barbu aux ailes déployées et menaçantes, les serres plantées dans un rocher, désormais niché dans les dédales du Dépôt et abri des biens culturels de Lucens (exploré dans La Gazette de juin 2022).
Aussi emblématique que la marmotte, ce rapace alpin a longtemps fait partie de l’exposition sur la faune locale du MCZ, démantelée en 2009 à la suite de l’exposition Darwin, et désormais disséminée. «Difficile de continuer à accueillir cet oiseau d’une envergure de près de deux mètres !» Avec ses plumes blanchâtres teintées de roux orangé — en raison, comme l’explique Olivier Glaizot, de l’eau ferrugineuse dans laquelle il se baignait —, ses ailes noir de jais qu’il semble porter sur les épaules comme une redingote et le plumet en saillie sous son bec qui lui a valu son qualificatif de «barbu», le gypaète est effectivement un drôle d’oiseau.
«Si les gypaètes d’aujourd’hui se portent bien — on va même pouvoir bientôt arrêter la réintroduction —, ils ne sont plus tout à fait les mêmes, les espèces nouvelles ayant été importées d’ailleurs.»
Dernier individu de l’espèce
Mais si ce grand spécimen en impose, ce n’est malheureusement pas seulement pour son impressionnante allure. «Sa valeur historique et scientifique en fait l’une des pièces remarquables des collections du musée de zoologie de Lausanne», explique Olivier Glaizot. La raison ? Il s’agit tout bonnement du dernier individu suisse de cette espèce, tué par empoisonnement dans le Lötschental, près de Viège, en 1886. Acquise la même année par le musée à un taxidermiste, cette femelle adulte a ainsi trôné dans un diorama des Alpes, devenant l’emblème d’une espèce disparue, par la suite réintroduite dans les alpes autrichiennes dès 1986 à partir d’individus d’élevage. «Si les gypaètes d’aujourd’hui se portent bien — on va même pouvoir bientôt arrêter la réintroduction —, ils ne sont plus tout à fait les mêmes que celui-ci, les espèces nouvelles ayant été importées d’ailleurs», note Olivier Glaizot, avec une pointe d’amertume.
Le gypaète a disparu pour des «croyances mal placées et une méconnaissance de notre terre».
«Comment peut-on faire disparaître des grands machins comme ça ?»
«Ce qui est triste, c’est que cette espèce emblématique des Alpes est surtout l’emblème d’une persécution… », poursuit le conservateur. Longtemps considéré comme un prédateur, un tueur de moutons, voire un kidnappeur d’enfants, comme en témoignent d’anciennes gravures, le gypaète a disparu pour des « croyances mal placées et une méconnaissance de notre terre ». Des fake news avant l’heure? «Le mécanisme est à peu près le même, analyse Olivier Glaizot. Les gens voyaient les gypaètes sur des dépouilles d’animaux et concluaient à leur dangerosité. Il s’avère en fait que, comme les vautours, ce ne sont que de débonnaires charognards, utiles à notre écosystème.»
En tant que biologiste écologiste, Olivier Glaizot se dit très sensible aux problèmes de biodiversité. «Nous avons d’ailleurs au musée une collection d’animaux disparus qui fait froid dans le dos, du grand pingouin à la féra (remplacée aujourd’hui par la palée, une espèce assez proche génétiquement, réintroduite dans le Léman). C’est toujours très émouvant de présenter une espèce disparue, j’en ai souvent les larmes aux yeux: comment arrive-t-on à faire disparaître des grands machins comme ça ?!»
Conscient de la valeur scientifique inestimable de cet oiseau des Alpes, puisqu’il se prête au travail génétique, Olivier Glaizot se console avec la renaissance des gypaètes barbus sur notre planète. «Même s’ils ne sont pas tout à fait comme leurs ancêtres, ils sont la preuve que l’on peut tirer des leçons du passé et corriger certaines erreurs». (EB)
Le Musée cantonal de zoologie en deux mots
Fondé en 1818, le Musée cantonal de zoologie (MCZ) rejoint le Palais de Rumine en 1909. Outre ses missions d’acquisition, de conservation et de recherche, le musée possède une bibliothèque spécialisée ainsi que des collections de 50 000 vertébrés et plusieurs millions d’invertébrés (surtout des insectes). Parmi les pièces rares qui attirent un public nombreux et intergénérationnel: le requin blanc — le plus grand spécimen naturalisé visible au monde —, l'ours blanc (l'orignal), la girafe ou le buffle. Depuis 2019, une salle didactique est consacrée aux animaux disparus. La fréquentation du musée est d’environ 60 000 visiteurs par an.
Le 1er janvier 2023, le MCZ s’unira aux Musée et Jardins botaniques cantonaux ainsi qu’au Musée cantonal de géologie pour former le nouveau Muséum cantonal des sciences naturelles, dirigé par Nadir Alvarez. Le Muséum tirera parti d’une présence sur plusieurs sites et catalysera les synergies entre les trois disciplines de l’histoire naturelle dans les domaines de la recherche scientifique, de l’enrichissement et la conservation ainsi que de l’interprétation et l’exposition de ses collections. (EB)