Plus romantique que martiale, la lettre du général Jomini au maréchal Ney
Directrice du Château de Morges et de ses musées, musée cantonal dédié à la valorisation du patrimoine militaire vaudois et suisse, Adélaïde Zeyer ouvre pour nous l’ultime lettre rédigée par le général vaudois Antoine-Henri de Jomini alors qu’il est encore au service de l’Empire français. Une acquisition récente qui dévoile une facette intime et sensible du natif de Payerne, considéré à l’international comme l’un des plus grands stratèges du XIXe siècle.
«Monsieur le duc,
Je ne puis me refuser au désir que j’éprouve de vous témoigner de nouveau toute ma gratitude pour les sentiments que vous avez daigné me montrer dans tous les temps.»
C’est par ces mots pleins de reconnaissance que le Général Antoine-Henri de Jomini (1779-1869), natif de Payerne, commence sa lettre au maréchal Ney (1769-1815), duc d’Elchingen, le 27 mai 1813. C’est que le Vaudois, qui sert l’Empire français depuis 1803 dans le cadre du service étranger, s’apprête à marquer ici un véritable tournant dans sa carrière militaire.
Aux yeux d’Adélaïde Zeyer, en charge du Château de Morges, propriétaire de cette lettre, cette missive est «encore plus précieuse que le sabre d’honneur attribué à Jomini et fabriqué par Nicolas Boutet à Versailles, que nous conservons!» La raison? « On y lit ici le cheminement qui amène Jomini à rompre bientôt avec Napoléon: un pan de l’Histoire bien connu, mais jamais explicitement publié».
Quand Jomini est «passé à l’est»
Dans cette missive, que l’on pourrait qualifier de «lettre d’adieu», Jomini rend hommage à celui qui fut son premier protecteur: le maréchal d’Empire Ney, qui l’aida à publier ses premières œuvres de stratégie militaire et à le faire connaître comme tacticien hors pair, et sous les ordres duquel il servit avec passion et dévouement dans la Grande Armée.
Promu baron d’Empire en 1808, puis général de brigade en 1810, Jomini fut pressenti par Ney au grade de général de division en 1813 pour sa contribution au succès de plusieurs batailles. Las, cette requête fut rejetée par le maréchal Berthier pour un motif futile, «symptôme d’une jalousie latente au sein de la hiérarchie de Jomini: ce militaire émérite au caractère bien trempé faisait de l’ombre à certains de ses supérieurs…», résume Adélaïde Zeyer. Ulcéré par cet affront, l’officier vaudois décida de «passer à l’est» en s’engageant bientôt, pendant un armistice, aux côtés de la Russie, laquelle lui promettait depuis des années une brillante carrière. Une trahison pour certains, une stratégie de bonne guerre pour d’autres, à l’instar d’Adélaïde Zeyer, qui décrit un Jomini fidèle (dix ans de carrière dans la Grande Armée), mais trop conscient de la débandade de la campagne de Russie, responsable de la perte de 500 000 hommes (morts, prisonniers ou disparus), selon les estimations des historiens. «Ce document historique précède une décision qui va modifier irrévocablement le cours de sa carrière.»
L’homme derrière le Général
Outre la valeur historique du document, l’écriture de Jomini confère à la lettre — pourtant adressée à un chef militaire — une dimension presque sentimentale, reflet d’un caractère entier et passionné, d’une âme plus romantique que martiale, dont témoigne l’allusion à Zaïre (1732), tragédie de Voltaire qui vient servir de miroir à sa propre affliction :
«Je crois pouvoir assurer à votre Excellence que personne dans l’armée n’était moins fait que moi pour la catastrophe qui m’est arrivée. Ami dévoué, camarade généreux, tous les mouvements de mon cœur dans 25 ans de carrière ont été inspirés par les sentiments les plus purs, et je n’ai à rougir de la moindre de mes pensées. Un caractère violent, une susceptibilité nerveuse qui influait sur celle de mes émotions, voilà mes fautes, je n’en ai pas commis d’autres, et quand le courrier qui devait m’apporter la récompense de mes services à [la bataille de] Bautzen, m’apporta les arrêts et ma mise à l’ordre de l’armée, je fus dans l’état ou Orosmane se trouva en lisant la lettre de sa maîtresse chérie; plus je croyais aimer et mériter de l’être, plus je fus sensible à ce que l’armée entière devait regarder comme un outrage».
«À la croisée de la petite et de la grande histoire, cette missive reflète les états d’âme d’un personnage historique de tout premier ordre, et nous restitue son humanité» s’enthousiasme Adélaïde Zeyer, qui note avec délectation la collusion entre l’art de la guerre et la naissance de cette «sensibilité» propre à la période romantique.
Un nouveau trophée pour le Château de Morges
Si la lettre n’est pas encore visible du public, c’est qu’il s’agit d’une acquisition récente. «Nous l’avons rachetée au Musée des Suisses dans le monde au Château de Penthes (ndlr: qui a dû liquider ses collections à la suite d’un dépôt de bilan). Nous nous sommes coordonnés avec le Château de Prangins et le Musée cantonal d’archéologie et d’histoire de Lausanne et avons engagé une levée de fonds auprès de mécènes privés avec l’appui de l’Association des amis du Château de Morges pour faire rentrer cette lettre dans les collections publiques».
Une bataille victorieuse dont le trophée repose aujourd’hui au Centre documentaire du Château de Morges, dans une boîte en carton non acide qui répond aux normes archivistiques internationales en vigueur. «Le papier-chiffon de la lettre, très solide, était utilisé avant le papier industriel qui se développe au XIXe siècle; malgré tout, nous avons affaire à un document exceptionnel et fragile, et son exposition n’est pour l’instant envisagée que dans le cadre d’une exposition temporaire.» En attendant, les visiteurs du Château de Morges pourront se consoler en allant admirer l’uniforme russe du «général vaudois qui retourna sa veste», lequel sera réintégré prochainement dans les collections permanentes du Musée militaire, après avoir été prêté à l’abbatiale de Payerne. (EB)
Le Château de Morges et ses musées
Le Château de Morges est une place forte construite en 1286 par Louis 1er de Savoie. Point d’ancrage du pouvoir seigneurial en Pays de Vaud, il est à la fois un lieu de garnison et de séjour régulier de la famille de Savoie durant le Moyen Âge. Après la conquête du territoire vaudois en 1536 par Berne, il se mue en siège administratif. Après la Révolution helvétique de 1798, le bâtiment devient un arsenal cantonal et fait office de prison. Sa dernière mue date de 1925, où il est transformé en musée militaire et développe une activité culturelle importante pour le canton de Vaud. Le Château de Morges, rattaché au Service cantonal de la sécurité civile et militaire (SSCM), abrite aujourd’hui de riches collections. Celles-ci abordent notamment l’histoire militaire et de la défense sous différents aspects comme la stratégie, le service étranger helvétique, l’histoire militaire vaudoise ainsi que le développement de l'artillerie. Les visiteurs peuvent y découvrir cinq musées : le musée de la figurine historique, le musée militaire suisse, le musée de l’artillerie, le musée de la gendarmerie vaudoise et le Musée Paderewski.