SÉRIE 2/2. À une époque où l’aménagement du territoire suscite planifications et débats, La Gazette a demandé à l’ancien directeur des Archives cantonales vaudoises, Gilbert Coutaz, de rechercher des points de comparaison dans l’histoire du canton de Vaud.
Son choix s’est porté sur la période bernoise (1536-1798) durant laquelle les commissaires rénovateurs vont s’approprier, «visualiser» et arpenter le Pays de Vaud. Il se décline en deux volets dont les sources sont conservées, pour la plus grande part, aux Archives cantonales et qui constituent des éléments d’une recherche à paraître, «Territorialisation du Pays de Vaud, une affaire de LL.EE. de Berne. Sources et acteurs».
Ce n’est pas un hasard si, entre le 13 mars et 21 avril 1536, avant même la fin des opérations militaires, Leurs Excellences de Berne (LL.EE.) chargent une commission de récupérer et de dénombrer tous les droits qui ont une implication juridique et financière. Légalistes, elles s’attachent à justifier leur présence ; elles éliminent par contre sans vergogne les traces de l’ancienne foi. Le passé médiéval du Pays de Vaud est ainsi exempt d’images et de tout livre d’église. Paradoxalement, les représentations visuelles systématiques de son territoire, les plus précoces et les plus denses des cantons suisses, sont réintroduites par LL.EE., par préoccupation cadastrale et cartographique. Les conflits de frontière, de délimitation, de bornage et les reconnaissances de biens-fonds légitiment le recours successif entre le milieu du XVIe siècle à 1798 à des mappes, puis à des plans à vue, enfin à des plans géométriques. Parallèlement, les familles nobles et les communautés d’habitants se soucient de la conservation de tout ce qui peut les défendre en cas de litige.
L’importance des archives commissariales
Apparu dès la conquête, le commissaire général bernois dynamise et coordonne les travaux de rénovation des droits ; les résultats sont regroupés d’abord à Lausanne, au château Saint-Maire, puis, dès le XVIIe siècle à Berne, pour former les archives du Commissariat romand. Les inventaires, dressés au milieu du XVIIe siècle, puis entre 1750 et 1796, permettent de retrouver les fonds par unité de provenance et par lieu. Ils sont réservés à l’usage exclusif des magistrats, des fonctionnaires et des commissaires rénovateurs. Ces derniers se fondent sur les archives pour confirmer l’ancienneté et la véracité des droits, ce qui les amène, dans le cas le plus extrême, à remonter 366 ans plus tôt dans les sources, alors que l’écart ordinaire entre chaque rénovation est de 25 ans. Il n’y a rien d’étonnant si les campagnes de rénovation sont sporadiquement précédées par la rédaction d’inventaires, et si les auteurs des inventaires communaux pouvaient être des commissaires. À ce sujet, le Pays de Vaud présente la plus forte concentration d’inventaires d’archives avant 1798 en Suisse, 414 inventaires pour 124 communautés, avec un pic au XVIIIe siècle, le siècle des procès.
Le commissaire rénovateur, un rôle essentiel et dangereux dans la société de l’Ancien Régime
Un commissaire n’est pas seulement la personne qui fixe sur papier, puis sur plan, la sujétion des propriétaires. Il est surtout un homme instruit, placé à la source de l’information la plus précieuse, les prix des terres. À une époque où leurs détenteurs gardent leurs archives avec une jalousie farouche, la maîtrise des connaissances est à la fois source de pouvoir et d’ennuis.
Quand les archives font et défont les carrières de commissaire rénovateur
De nombreuses accusations ont été portées contre les commissaires : péculat, travail bâclé, corruption, impéritie, transmission de secrets, espionnage, rétribution disproportionnée. La chute sociale était alors aussi rapide que l’ascension.
Ainsi, un des quatre commissaires généraux nommés, le 12 janvier 1616, par LL.EE. pour procéder à la rénovation de toutes les reconnaissances du Pays de Vaud, Nicolas Bulet, notaire d’Yverdon en fonction dès 1600, choisi pour ses qualités de probité, de savoir et d’intelligence, fut accusé d’avoir commis de grossières erreurs et de s’être enrichi indûment. Son principal détracteur, François Mathey, bourgeois et châtelain de Dommartin, l’accable de tous les torts auxquels Bulet répondit en vain point par point. LL.EE. perquisitionnèrent en 1619 son domicile à Lausanne, l’empêchèrent d’accéder à sa maison à Saint-Saphorin-sur-Morges et l’obligèrent à s’acquitter de 8000 écus, après une longue procédure, en septembre 1642, pour «le bien de son auteur».
Si Pierre Rebeur (1629-env. 1708), d’origine bourguignonne, connut tous les honneurs à Lausanne où il fit fortune, il fut victime des relations conflictuelles entre les Seigneurs de Lausanne et LL.EE. qu’il servit tour à tour. On l’impliqua dans des affaires d’espionnage. Lui qui avait introduit l’usage du plan visuel dans les pratiques et dressé le premier plan cadastral de Lausanne, fut condamné par LL.EE. à la prison à perpétuité, en 1683. Il réussit à s’enfuir de son lieu de détention pour la principauté de Neuchâtel, avant de regagner la cour du roi de Prusse, à Berlin, où il retrouva son fils Jean-Philippe, avec lequel il avait déjà collaboré à Lausanne.
Pourfendeur de Pierre Rebeur, Samuel Gaudard (1627-1693), bilingue, bourgeois de Berne, vit sa carrière brisée pour avoir fait perdre de l’argent à LL.EE. par négligence et détournement. Autre chef d’accusation. Il avait utilisé ses travaux érudits sur les évêques de Lausanne et d’inventaire des archives du Commissariat romand pour renseigner l’entourage de l’évêque de Lausanne, réfugié désormais à Fribourg. Il fut déchu de toutes ses fonctions et de tous ses titres.
En 1749, le bailli de Morges, Jean Anthoine Herbort, releva des omissions et des irrégularités dans la rénovation des reconnaissances de son bailliage, confiée à Jean-Louis Weber, Jean-Louis Charbonnier, Pierre Tissot et Abraham Secretan, respectivement bourgeois de Berne, Morges, Grancy et Lausanne. Pour sa tranquillité, Jean Louis Charbonnier restitua au bailli 50 louis d’or, en 1749. L’affaire trouva, semble-t-il, son épilogue dans le décès dudit Charbonnier et le terme des fonctions du bailli, en 1750.
Le souvenir du savoir-faire des Vaudois, reconnu dès le XVIIe siècle, s’est perpétué à travers la célèbre Maison parisienne d’appareils optiques et de mesure Lerebours & Secretan, en particulier le théodolite. De la même famille, Georges-Baptiste Secretan (1678-1760), «à cause de sa petite taille et stature», avait dû quitter dans les années 1720 le Pays de Vaud pour exercer à Saint-Maurice les tâches de notaire-commissaire, avec succès !