Truchefardel: ce calcaire que l’on prenait pour du marbre
Directeur du Musée cantonal de géologie, Gilles Borel lève le voile sur la roche de Truchefardel, un calcaire méconnu que l’on prend souvent à tort pour du marbre. Zoom sur une roche bien vaudoise qui prend des airs de Carrare.
Dans les collections du Musée cantonal de géologie (MCG), on trouve des spécimens aussi insolites que des échantillons de roche du tunnel du Gothard ou du Mont-Blanc ou encore des carottes de forage pétrolier… Comme nous l’apprend Gilles Borel, «il faut bien documenter la nature de toutes les roches qui existent!»
C’est ainsi qu’en 2017, l’équipe du MCG a décidé de faire le point sur les carrières de Suisse, un travail commencé en 1915 qu’il convenait de mettre à jour. A écouter ce géologue passionné, directeur du MCG depuis 2003, difficile de rester de marbre: «La géologie est une discipline complexe et immense! Le cœur de notre métier est de faire parler les objets».
Une roche mystérieuse
Cela tombe bien, car le trésor que le directeur a choisi d’exhumer, un joli cube en pierre de 12 cm de côté, laisse presque sans voix. Un presse-papier en marbre ? Gilles Borel sourit: «Non, c’est ce que l’on appelle un coupon de roche, c’est-à-dire un échantillon qui permet de montrer, sur six faces, les différentes textures et colorations que peut avoir une pierre». Quant à la pierre elle-même, originaire du Chablais vaudois, il ne s’agit pas de marbre, mais tout bonnement d’un calcaire poli. Toutefois, comme certaines de ses consœurs de la région — à l’instar de la célèbre pierre calcaire noire veinée de blanc de Saint-Triphon — elle est souvent abusivement appelée «marbre» en raison de son aspect ornemental. «Cette roche de Truchefardel est un très beau calcaire multicolore où domine le rouge, veiné de teintes grises, blanches et jaunes.» Et d’ailleurs, contrairement aux croyances populaires, «les marbres véritables sont soit blancs, soit faiblement teintés», précise encore le spécialiste.
«Cette roche de Truchefardel est un très beau calcaire multicolore où domine le rouge, veiné de teintes grises, blanches et jaunes».
La pierre la plus spectaculaire du Chablais vaudois
Son drôle de nom, on le doit au lieu de son extraction: la carrière de Truchefardel. Située sur le versant est de la vallée du Rhône, entre Yvorne et Roche, elle fut acquise vers 1750 par une célèbre famille de carriers, les Doret, qui l’abandonnèrent en 1930 en raison de la quantité limitée de matière première. Pourtant, le recours intensif à cette pierre avait commencé avant le milieu du XVIIIe siècle, devenant la véritable coqueluche des architectes. «C’est la plus spectaculaire de la région et elle a été exportée dans plusieurs pays européens, notamment pour la décoration d’églises catholiques, davantage enclines au décor...» C’est ainsi qu’on peut la voir appareillée presque partout dans le canton de Fribourg, mais également dans la cathédrale Saint-Pierre à Genève. Du côté des édifices civils, on peut l’apercevoir dans les colonnes de l’Hôtel de Ville de Lausanne (1670), sur les tables de cheminée au château de Prangins et même, en bonne place, au Palais fédéral où elle sert de socle monumental au groupe sculpté des Trois Confédérés (1914). «Aujourd’hui, on a tendance à oublier que tout vient du sous-sol — la pierre de taille comme le béton ! Puisque ce dernier est composé de ciment (calcaire et marne), de graviers et d’eau. Et on le sait bien, rien n’est éternel…»
«Ce simple cube nous raconte un moment d’histoire de la planète, et c’est totalement fascinant pour un géologue»
Une pierre, un voyage millénaire
«Aujourd’hui, nous disposons de près de 5000 coupons de roches ornementales provenant du monde entier, ce qui constitue une collection de référence». S’ils ne sont pas destinés à être montrés au grand public, mais plutôt aux conservateurs-restaurateurs en quête d’informations, ils restent, pour Gilles Borel, «un précieux élément de référence, témoin de l’esthétique d’une époque».
Témoin également d’un autre âge… «Cette roche a 160 millions d’années et date du Jurassique moyen! Elle est en fait issue de la Téthys alpine, ce paléo-océan présent avant la formation de la chaîne des Alpes.» C’est ainsi que sur certains coupons, on peut apercevoir des restes d’organismes marins fossilisés. «Ce simple cube nous raconte un moment d’histoire de la planète, et c’est totalement fascinant pour un géologue» conclut Gilles Borel. (EB)
Le Musée cantonal de géologie en deux mots
Fondé en 1818, le Musée cantonal de géologie (MCG) rejoint le Palais de Rumine dès 1905. Réparties entre le musée qui présente quatre expositions permanentes et le site de l’UNIL à Dorigny, les collections de paléontologie (fossiles) et de minéralogie (cristaux et roches) comptent environ un million de spécimens – pour la plupart récoltés aux XIXe et XXe siècles. La collection minérale du MCG est l’une des trois plus grandes certifiées au monde. La fréquentation du musée, hors crise sanitaire, est d’environ 40'000 visiteurs par an.
Le 1er janvier 2023, le MCG s’unira aux Musée et Jardins botaniques cantonaux ainsi qu’au Musée cantonal de zoologie pour former le nouveau Muséum cantonal des sciences naturelles, dirigé par Nadir Alvarez. Le Muséum tirera parti d’une présence sur plusieurs sites et catalysera les synergies entre les trois disciplines de l’histoire naturelle dans les domaines de la recherche scientifique, de l’enrichissement et la conservation ainsi que de l’interprétation et l’exposition de ses collections.
Patrimoine-Trésors cachés
Chaque mois, la Gazette s’aventure dans les entrailles de nos institutions patrimoniales cantonales à la découverte d’œuvres ou d’objets inaccessibles au public. Trop fragiles, monumentaux ou simplement entreposés dans les réserves en attendant de revenir sous le feu des projecteurs, ils sont des témoins lumineux de la richesse de notre patrimoine.