Le personnage, vêtu en noir, pose devant la toile (vue partielle).
Pierre-Henri Foulon, conservateur pour l’art contemporain au MCBA, devant la toile "Mémoire", de Beauford Delaney. | Photo: Etienne Malapert
Patrimoine-Trésors cachés

Une œuvre majeure refait surface au MCBA

Exhumé de l’ombre après 60 ans dans les réserves, un éclatant tableau de l’artiste afro-américain Beauford Delaney (1901-1979) est visible depuis le mois d’août sur les cimaises du Musée cantonal des Beaux-Arts à Lausanne. Pierre-Henri Foulon, conservateur pour l’art contemporain, nous raconte comment il s’agit également pour l’institution muséale de remettre en lumière certains artistes négligés par l’histoire de l’art.

Pierre-Henri Foulon, conservateur pour l’art contemporain au MCBA, devant la toile "Mémoire", de Beauford Delaney. | Photo: Etienne Malapert
12 minutes de lecturePublié le 08 déc. 2023

Comme une grande baie donnant sur le soleil, l’immense toile de Beauford Delaney (192 x 129,5 cm) accueille depuis le mois d’août les visiteurs au deuxième étage des collections permanentes du MCBA, dédié à l’art après 1945. Dans cette première salle dévolue aux nouvelles tendances de l’abstraction internationale, Mémoire prend désormais toute sa place. Et à écouter Pierre-Henri Foulon, à l’origine de cette redécouverte, il était temps que son auteur — dont on peut notamment voir des œuvres à Beaubourg ou au MoMA — revienne dans la lumière: «Comme beaucoup d’autres artistes afro-américains, Beauford Delaney a été marginalisé par l’histoire de l’art occidentale alors qu’il a été extrêmement actif sur la scène artistique parisienne.»

De New York à Paris, du réalisme à l’abstraction

Originaire de Knoxville dans le Tennessee, Beauford Delaney a vécu à New York dès 1929 dans un contexte culturel propice à l’émancipation des artistes noirs. Proche de la scène jazz, ouvertement homosexuel, il a évolué dans un cercle d’intellectuels brillants, parmi lesquels Henri Miller, et s’est d’abord illustré dans l’art figuratif du portrait et du paysage urbain, «des scènes inspirées du Harlem et du Greenwich Village des années 1930/40». En 1953, encouragé par son ami, l’auteur afro-américain James Baldwin, le peintre s’installe alors à Paris où il restera jusqu’à sa mort en 1979. «Nourri par un cosmopolitisme plus assumé en France, et bénéficiant d’un contexte social plus libertaire qu’aux États-Unis, il a poursuivi ses recherches picturales, s’engageant dans la voie d’une abstraction construite à partir de touches fluides et lumineuses», analyse Pierre-Henri Foulon.

Dans cette toile aux tons jaunes, on décèle de grands coups de pinceau qui tourbillonnent dans la lumière."Mémoire" (vers 1964). Huile sur toile. Comme une grande baie donnant sur le soleil... | Photo: Musée cantonal des beaux-arts, Lausanne

Une lumière qui vient des ténèbres

Dans cette toile peinte entre 1963 et 1964, on décèle de grands coups de pinceau qui tourbillonnent dans la lumière, bien loin des empâtements du passé et des couleurs saturées qui caractérisaient sa période réaliste américaine. Pourtant, la vie de Delaney, qui ne s’est jamais senti d’aucune patrie ni d’aucune chapelle, n’est pas exempte de difficultés: fragilisé par son identité d’artiste noir et homosexuel, il souffre d’instabilité mentale et finira sa vie en asile psychiatrique. Comme l’exprime le conservateur, «si son abstraction est assurément une quête de la lumière totale, il s’agit d’une lumière qui vient des ténèbres», un contrepoint étonnant au Pierre Soulages exposé non loin…

En se rapprochant plus près du tableau de Delaney enduit de blanc, on voit flotter des beiges, des verts, des jaunes, des roses, et l’on note mille saillies de matière où vient s’accrocher la lumière. «Quand il peint cette toile, Delaney a plus de 60 ans: on y sent pourtant une grande jeunesse, une grande fraîcheur, loin des démons qui le tourmentent.»

Un an avant, c’est le discours de Martin Luther King. Si cette œuvre n’est pas forcément politique, elle semble pourtant contenir, elle aussi, un discours : «Elle n’a pas de principe structurant, pas de forme, pas de centre; elle a l’air de pouvoir continuer à l’infini…» Une «abstraction queer» que le conservateur définit comme le refus farouche de fixer une forme, comme le fait de préférer l’indéfini et le mouvement pour suggérer la fluidité qui nous caractérise, faisant écho à la manière dont Delaney lui-même envisageait l’abstraction: «la pénétration de quelque chose qui est plus profond à bien des égards que la rigidité d’une forme.»

Oser proposer un nouveau récit

Loin des canons de l’histoire de l’art et des familles en «isme», cette toile est donc aussi une manière de «déhiérarchiser, de rééquilibrer les points de vue, de remettre en cause les positions dominantes héritées du passé. Proposer de nouveaux récits, c’est la mission des musées», explique Pierre-Henri Foulon, qui a installé la toile de Delaney à la place du Soulages, décalé à côté: «Maintenant, quand on entre, c’est elle que l’on voit en premier».

Pour le conservateur, il s’agit également de rendre hommage à l’audace de René Berger, directeur conservateur du MCBA de 1962 à 1981, qui a acquis cette toile dans l’atelier de l’artiste à Paris, à la suite du premier Salon des galeries-pilotes qu’il avait mis sur pied. Leur objet? Inviter des galeries d’avant-garde à Lausanne pour découvrir des artistes dans un climat alors assez frileux en matière d’art contemporain…  «C’était une espèce de cheval de Troie dans la capitale vaudoise, qui a permis de faire découvrir des œuvres d’artistes internationaux, un peu comme avec les Biennales de la tapisserie, organisées à Lausanne entre 1962 et 1995.» Pourtant, par manque d’espace, par manque d’intérêt d’un public davantage porté vers les chefs-d’œuvre classiques, la toile de Delaney n’avait jamais été montrée. Grâce au nouvel écrin du MCBA, la collection permanente lausannoise se déploie depuis 2019 sur deux étages: il s’agit dorénavant de «faire bouger les accrochages» à un rythme plus soutenu pour faire connaître ce patrimoine. Sortir les œuvres des réserves — environ 11'000 —, prendre le temps de les regarder, vraiment, et de les étudier. (EB)

Musée cantonal des Beaux-arts (MCBA), quartier des arts Plateforme 10

Fondé dans la première moitié du XIXe siècle, le MCBA conserve près de 11’000 œuvres, dont la majorité date de la seconde moitié du XVIIIe siècle à nos jours.

Tout en offrant des comparaisons avec les courants internationaux, le patrimoine réuni donne la mesure de la création des artistes d’origine vaudoise, et plus largement, suisse romande, qu’ils aient poursuivi leur carrière dans leur pays ou à l’étranger. Quelques points forts se dégagent: le néo‑classicisme, l’académisme, le réalisme, le symbolisme et le postimpressionnisme; la peinture abstraite en Europe et aux États‑Unis; l’art vidéo suisse et international; la nouvelle figuration; l’abstraction géométrique et, toutes périodes confondues, les pratiques artistiques attestant d’un engagement politique et social. On citera encore d’importants fonds monographiques, parmi lesquels ceux de Charles Gleyre, Félix Vallotton, Louis Soutter, Pierre Soulages ou encore Giuseppe Penone. Le nouveau bâtiment du MCBA, conçu par le bureau d’architecture Estudio Barozzi Veiga de Barcelone, a été inauguré en octobre 2019. Ses espaces généreux accueillent une programmation ambitieuse comptant dix expositions temporaires par année consacrées à l’art ancien, moderne et contemporain, ainsi que la présentation permanente de la collection. Depuis juin 2022, aux côtés du mudac et de Photo Élysée, le MCBA fait partie intégrante du quartier des arts Plateforme 10. Un site unique en Suisse qui réunit trois musées cantonaux et deux fondations (Toms Pauli et Félix Vallotton) sur une esplanade de près de 25’000 mètres carrés.