Le mystère du Missel de Belmont
Conservatrice des manuscrits et responsable patrimoine au service éponyme de la Bibliothèque cantonale et universitaire – Lausanne (BCUL) sur le site Unithèque, Ramona Fritschi fait toute la lumière sur un manuscrit médiéval fragmentaire, longtemps connu sous un autre nom. Grâce à une historienne de l’art, une restauratrice puis une photographe, le Missel dit «de Belmont» a peu à peu dévoilé ses mystères... Zoom sur le travail de ces expertes à Dorigny.
Si la Bibliothèque virtuelle des manuscrits en Suisse (e-codices) recense les trésors enluminés de notre pays, qu’ils soient sacrés ou profanes, nulle trace encore du précieux manuscrit en parchemin que Ramona Fritschi a choisi d’exhumer pour nous, et pour cause : retrouvé il y a quelques années dans une bête enveloppe jaune, le manuscrit fragmentaire du Missel de Belmont — connu jadis comme Missel de Villeneuve — vient tout juste d’être restauré. Pour faire avouer ce témoin du passé et lui redonner des couleurs, il a fallu un «véritable travail d’équipe».
L’enquête préliminaire
Sur les 54 feuillets restants du missel — un livre liturgique qui contient les prières et les lectures pour la célébration de la messe —, nulle page de titre, encore moins de date. «Il nous a fallu recourir à un faisceau d’indices» explique Ramona Fritschi. Grâce au travail de l’historienne de l’art et de la miniature Marina Bernasconi, chargée au sein de la BCUL de retrouver les manuscrits médiévaux dispersés dans ses fonds ou dans d’autres institutions du canton, on a pu déterminer qu’il était antérieur à l’année 1340, car, dans le calendrier du manuscrit, cette date est mentionnée pour évoquer la mort d’un chanoine régulier du Grand-Saint-Bernard, également recteur de la paroisse de Notre-Dame de Belmont — une église et maison au-dessus de Bex, dépendantes alors du diocèse de Sion. «S’il a longtemps été appelé Missel de Villeneuve, c’est sans doute parce que notre manuscrit a été utilisé par la suite à Villeneuve et l’on a fini par perdre la mémoire de sa provenance. Quoi qu’il en soit, il serait en tout cas très local, et tout à fait vaudois !»
L’épiphanie : un bien bel alibi
Mais comment lire un tel document ? En latin, et avec beaucoup d’abréviations, le texte semble en effet impénétrable, surtout à une époque où chaque diocèse, chaque ordre monastique suit sa propre liturgie. Le manuscrit présente des initiales enluminées au début des fêtes les plus importantes, ainsi que des initiales en filigrane avec un décor abstrait qui structurent le texte. Çà et là, des lettres ou des mots en rouge mettent en valeur des termes spécifiques ou des abréviations, comme le P avec un trait horizontal pour psalmus (psaume).
Dans la feuille retenue, une des plus belles et « la mieux conservée », Ramona Fritschi nous parle de l’enluminure : ici, l’initiale figurée est la lettre E du mot Ecce. Ecce advenit dominator Dominus, que l’on peut traduire par « Voici que vient le Seigneur souverain » et qui introduit le début de l’Épiphanie. Pour illustrer ce thème, le décor retenu de l’enluminure est l’Adoration des Mages, un sujet classique dans l’art européen, ici subtilement représenté dans des couleurs typiques de l’époque et de la technique : bleu, rouge et or. Et, comme il est encore de coutume à cette époque, les trois Rois venus d’Orient sont… blancs. « Ce n’est qu’à la Renaissance que Balthazar apparaît en jeune Africain à la peau noire, aux côtés de l’Européen Melchior et de l’Asiatique Gaspard, tous trois porteurs d’un message chrétien universel. »
Protection de témoin
Si l’ensemble était jadis relié — chaque double page était pliée, puis une succession de cahiers formait le livre —, il est présenté aujourd’hui à plat, et peut être consulté sur rendez-vous dans la salle de consultation de l’Unithèque, en attendant d’être mis en ligne un jour prochain. Tout ceci grâce à Maïté Shazar, restauratrice du livre. «Heureusement, la peau traitée est un support assez stable, tout comme l’encre du texte produite grâce à de la noix de galle additionnée d’un sel métallique; mais une attention particulière doit être prêtée aux pigments de l’enluminure qui peuvent se décoller durant le travail de restauration», met en garde Ramona Fritschi. «C’est un travail très difficile et nous avons beaucoup de chance d’avoir chez nous une restauratrice spécialisée».
Par la suite, le processus de numérisation a relevé tout autant de l’art : «Impossible de confronter le document au ''stress'' de notre scanner; nous avons donc numérisé en haute définition toutes les feuilles grâce au travail d’une photographe spécialisée, Maïna Loat. Un vrai travail d’équipe» souligne encore la conservatrice.
Une affaire classée?
Si les Archives cantonales vaudoises possèdent beaucoup de chartes médiévales (actes notariés, contrats d’achats et de ventes, etc.), la BCUL possède des manuscrits littéraires et historiques (textes sacrés, textes juridiques). « Cette pièce est particulière et précieuse, car il existe très peu de manuscrits médiévaux liturgiques entiers à la BCUL ; et encore moins provenant d’établissements religieux vaudois, en raison sans doute de la période de la Réforme qui a été sauvagement iconoclaste pour notre canton – contrairement à celui de Fribourg.»
L’ambition du service des Manuscrits de la BCUL? Réaliser un catalogue du fonds de manuscrits médiévaux en sa possession et, musique d’avenir, également de ceux provenant d’autres institutions. Affaire à suivre. (EB)
La Bibliothèque cantonale et universitaire – Lausanne (BCUL)
Par la taille de ses collections, la BCUL est l’une des plus grandes bibliothèques de Suisse. Institution publique à vocation patrimoniale, culturelle et académique, elle dépend du Service des affaires culturelles (SERAC), rattaché au Département de la culture, des infrastructures et des ressources humaines (DCIRH). La BCUL déploie ses activités sur six sites où plus de 225 collaborateurs œuvrent au service de la communauté universitaire lausannoise, des lieux de formation et du grand public.
Différentes collections patrimoniales y sont conservées, regroupées depuis 2021 dans le secteur « Patrimoine », dont font partie notamment le service des Manuscrits et archives (3,5 km linéaires de documents), mais aussi la Réserve précieuse (imprimés rares et livres d’artistes) ou encore les Archives musicales et l’Iconopôle.