Et la botanique moderne fut
Conservatrice de la bibliothèque et des jardins du Département de botanique du Naturéum, Joëlle Magnin-Gonze exhume un recueil imprimé il y a près d’un demi-millénaire. Un trésor d’objet qui donne un éclairage inestimable, et unique en Suisse, sur le tournant que connaît l’histoire de la botanique à la Renaissance.
On dirait un grimoire de sorcellerie, antique et mystérieux. Avec sa couverture en cuir et ses ferrures, le recueil que porte à bout de bras Joëlle Magnin-Gonze pèse plus de trois kilos. Aucune fatigue pourtant chez la botaniste, devenue conservatrice de la bibliothèque de l’ancien Musée et Jardins botaniques cantonaux en 1984, qui ne s’est jamais lassée de traquer, au fil de sa carrière, les mystères qu’il recèle.
À l’intérieur? Pas de magie noire ni blanche. Plutôt une magie verte qui existe depuis la nuit des temps: la botanique. Une science qui a pour objet l’étude des végétaux, mais qui connaît des applications fondamentales et multiples pour l’être humain, de l’alimentation à la médecine en passant par la compréhension de notre environnement. «Ma première rencontre avec ce recueil, qui compile quatre ouvrages rédigés en allemand gothique, s’est faite peu après mon engagement au Musée. Je voulais comprendre la nature de cet ouvrage, et je l’ai alors soumis à un spécialiste aux Conservatoire et Jardin botaniques de la Ville de Genève qui a conclu qu’il n’existait pas, à sa connaissance, d’autres exemplaires de ce recueil en Suisse.»
La bible du propriétaire terrien érudit
Au fil des ans, Joëlle Magnin-Gonze s’est spécialisée en histoire de la botanique, comme en témoignent plusieurs ouvrages de référence qu’elle a publiés sur le sujet. Dans ce recueil précieux, qu’elle prend plaisir à présenter au public en certaines occasions, elle a tiré de nombreux enseignements, même si certains aspects lui demeurent encore inconnus. «Il est composé de quatre ouvrages distincts en langue allemande, imprimés entre 1531 et 1535, et reliés ensemble par leur propriétaire, comme cela était souvent le cas au XVIe siècle. Le premier, typique de l’époque, est un herbier (Kreutterbuch en allemand, Herbarium en latin). Il présente, sous forme de notices, les plantes, les animaux et les minéraux utilisés pour leurs vertus médicinales; le deuxième est le traité de distillation de Brunschwig, commun dans les recueils de cette époque; le troisième est une traduction du Livre de la vie du philosophe italien Marsile Ficin. Quant au quatrième, c’est une traduction d’un traité manuscrit d’agriculture rédigé en latin au XIIIe siècle.» Si les propriétaires du recueil n’ont pas encore été identifiés à ce jour, Joëlle Magnin-Gonze suppose qu’ils venaient en tout cas d’une famille aisée, érudite et possédant des terres. «Ce recueil fonctionne vraiment comme un manuel de savoir-vivre: quelles plantes servent à se soigner? Comment les utiliser et en extraire les substances actives? Et comment cultiver son jardin, qu’il soit intérieur (religion, morale) ou bien réel (agriculture)?»
« La science botanique n’était jusqu’à la Renaissance que la citation et la reprise de textes antiques, avec toutes les approximations, les symboles et les superstitions qu’ils pouvaient contenir. Du côté des illustrations, on avait affaire à des gravures stylisées, elles aussi reprises de copie en copie: difficile souvent de reconnaître l’espèce!»
Bien plus qu’un livre
Mais, à y regarder de plus près, ce recueil témoigne d’une réalité bien plus vaste. Si l’on observe côte à côte les illustrations des deux premiers livres (le traité de distillation, qui date de 1531, et l’herbier de 1535), la comparaison est sans appel: sur le premier, les espèces végétales sont représentées de manière totalement stylisée (et ont été de surcroît coloriées grossièrement, sans doute à l’époque déjà) alors que, sur le second, les gravures sont infiniment plus détaillées et réalistes. Joëlle Magnin-Gonze nous éclaire: « La science botanique n’était jusqu’à la Renaissance que la citation et la reprise de textes antiques, avec toutes les approximations, les symboles et les superstitions qu’ils pouvaient contenir. Du côté des illustrations, on avait affaire à des gravures stylisées, elles aussi reprises de copie en copie durant tout le Moyen Âge: difficile souvent de reconnaître l’espèce!»
Or, plus encore que dans les autres sciences du vivant à la même époque, c’est par l’image, précédée d’une observation d’après nature, que la révolution va advenir en botanique: «Au début du XVIe siècle, la technique de la gravure sur bois s’affine et les médecins, comme les apothicaires, prennent enfin conscience du besoin de disposer d’images originales des plantes médicinales pour remplacer les fantaisies constamment reproduites et souvent génératrices d’erreurs médicales.»
En botanique, le tournant s’opère exactement en 1532, en Allemagne, grâce au moine naturaliste Otto Brunfels (1488-1534) qui s’adjoint les talents de l’artiste bâlois Hans Weiditz, très probablement un élève d’Albrecht Dürer, pour publier des herbiers d’un genre nouveau: «De nouvelles espèces apparaissent et, dans les images, on voit désormais tous les détails, même les éventuels défauts: si une chenille a mordu la plante, cela est reproduit à l’identique!» Cette renaissance de la botanique, née de l’observation sur le motif et de l’expérience, implique un autre bouleversement: d’abord purement médicale (Dieu aurait créé les plantes pour l’Homme), la botanique devient progressivement une science autonome, que l’on étudie pour elle-même. «Si notre herbier de 1535 n’est encore qu’une édition révisée d’un herbier de 1484 et que les textes sont encore moyenâgeux, ses images appartiennent à un autre âge», s’enthousiasme Joëlle Magnin-Gonze avec une joie intacte.
Un trésor qui garde encore quelques secrets
En faisant cohabiter deux manuscrits de botanique — l’un antérieur et l’autre postérieur à 1532 —, le recueil du Département de botanique du Naturéum est donc l’illustration éclatante et rare de l’avènement de la botanique moderne. Si le papier est sali par endroits à cause des manipulations répétées, l’ouvrage est par ailleurs remarquablement conservé. «Le papier de chiffe que l’on fabriquait à l’époque est incroyablement résistant, et seules les quelques premières pages du recueil ont été restaurées, sans doute dans les années 70/80», soupçonne Joëlle Magnin-Gonze.
Conservé dans une section réservée aux chercheurs et inaccessible au grand public, il est préservé dans des Compactus sous alarme, dans un étui sur mesure en carton non acide, laissant néanmoins le dos en cuir apparent pour le plaisir des yeux. Mais, au grand dam de la conservatrice, c’est une section très peu fréquentée. «Dans huit ans, ce recueil aura un demi-millénaire» souffle-t-elle avec émotion. Son rêve? Qu’à l’occasion de ce jubilé, un historien du livre finisse de révéler les secrets de ce trésor. «Dans trois ans, je serai à la retraite et l’origine de ce livre continue de rester une énigme après tout ce temps: d’après son numéro d’inventaire, il a dû arriver au Musée à la fin du XIXe siècle, mais je ne sais toujours pas d’où il vient et à qui il a appartenu…» Avis aux chasseurs de trésors. (EB)
Naturéum — Muséum cantonal des sciences naturelles, Département de botanique
Depuis le 1er janvier 2023, les Musée et Jardins botaniques cantonaux (MJBC) sont unis aux musées cantonaux de géologie et de zoologie pour former le Muséum cantonal des sciences naturelles, dirigé par Nadir Alvarez. Le nouveau Naturéum entend tirer parti d’une présence sur plusieurs sites et catalyser les synergies entre les trois disciplines de l’histoire naturelle dans les domaines de la recherche scientifique, de l’enrichissement et la conservation ainsi que de l’interprétation et l’exposition de ses collections.
Le Département de botanique comprend le musée et le Jardin botanique situés à Montriond (Lausanne), ainsi que le Jardin alpin «La Thomasia», à Pont de Nant. Il s’appuie sur plusieurs missions, dont: conserver, acquérir, étudier et valoriser le patrimoine scientifique, culturel et naturel botanique dont il est dépositaire, qu’il soit muséal (objets botaniques, herbiers de plantes séchées, herbiers peints, ouvrages récents et anciens de botanique, iconographie et archives botaniques vaudoises) ou vivant (notamment les plantes alpines, médicinales, carnivores, espèces rares et menacées du canton de Vaud). Plus de 4000 espèces sont cultivées au Jardin botanique à Lausanne et quelque 3000 au Jardin alpin à Pont de Nant.