« Le défi? Garder la confiance du public »
Il y a douze mois, Marie-Pierre Bernel accédait à la présidence du Tribunal cantonal et de la Cour administrative, succédant à Eric Kaltentrieder. La salle, sobre comme les Tables de la loi, contraste avec le sourire avec lequel elle nous reçoit pour nous parler du fonctionnement souvent méconnu de l’Ordre judiciaire, et des enjeux auxquels sera confrontée la justice vaudoise ces prochaines années.
Au cœur du magnifique champ de l’Hermitage, le chantier de l’extension du Tribunal cantonal bat son plein. La fin des travaux est prévue au printemps 2025, date à laquelle les trois sites du Tribunal cantonal, aujourd’hui portés à cinq compte tenu des audiences délocalisées, seront regroupés sur l’unique site de Sauvabelin. «On sera enfin tous sous un même toit et ce sera un aboutissement pour tout le monde, remarque Marie-Pierre Bernel. Notamment pour les huissiers qui n’auront plus à courir d’un bâtiment à l’autre avec des piles de dossiers, et surtout quand il pleut…»
Une femme de loi
Sa nomination à la présidence du Tribunal cantonal ne doit rien au hasard. Marie-Pierre Bernel est une femme de loi. Qu’on en juge. «J’ai fait mes premiers pas dans la magistrature en 1999, en tant que présidente du Tribunal de district de Lausanne, puis du Tribunal des mineurs et enfin comme vice-présidente du Tribunal de prud’hommes de l’Est vaudois.» À partir de 2002, elle occupe pendant seize ans le siège de présidente du Tribunal d’arrondissement de Lausanne, avant d’être nommée au Tribunal cantonal en 2019 – elle est troisième membre de la Cour administrative depuis 2022. Pour compléter son itinéraire judiciaire, il faudrait encore rappeler qu’elle fut greffière au Tribunal des mineurs et au Tribunal cantonal durant la période de rédaction de sa thèse de doctorat.
Un pied solidement ancré dans le terrain
Cette longue carrière au sein de la justice vaudoise lui a permis d’explorer ses très nombreuses facettes, un avantage certain, maintenant qu’elle préside aux destinées de l’ensemble des dix différentes cours que compte le Tribunal cantonal. D’autant plus que Marie-Pierre Bernel partage son temps de travail entre la présidence (60%) et la Cour de droit administratif et public (40%). «Il est important de garder un pied solidement ancré dans le terrain, souligne la Présidente du Tribunal cantonal. C’est le seul moyen de rester confronté aux réalités du travail de juge.»
Travaillant en lien étroit avec la Cour plénière, la Cour administrative du Tribunal cantonal – qu’elle dirige aux côtés de deux autres juges – assume la direction générale de l'Ordre judiciaire vaudois (OJV). Cette dernière étant appuyée par un Secrétariat général qui assure tout l’aspect administratif et logistique. «Lorsqu’on étudie le fonctionnement et l’équilibre qui existe entre ces trois entités, on voit rapidement que la présidente seule ne peut pas faire grand-chose, dit Marie-Pierre Bernel. C'est vraiment un travail d'équipe. Et moi je joue avant tout un rôle de courroie de transmission à l’interne, entre les différentes entités de l’OJV, mais aussi avec le monde extérieur.»
Assurer la bonne marche de la justice
La présidente rappelle que l’OJV compte au total 33 offices dont il faut s’assurer de la bonne marche. Il s’agit, par exemple, d’anticiper des modifications législatives qui vont induire du personnel nouveau ou des transferts de personnes, voire l’acquisition et l’assimilation de nouvelles technologies. «Mais avant tout, il faut veiller à entretenir les relations humaines. La bonne marche de la justice dépend aussi d’un environnement de travail respectueux des uns et des autres.»
Depuis son entrée en fonction, Marie-Pierre Bernel a eu l’occasion de visiter de nombreux offices aux quatre coins du canton. «Chaque fois – je peux le dire – j’ai été émerveillée de voir l’engagement de nos collaboratrices et collaborateurs, à quel point ils s'impliquent dans leur travail qui n’est pas toujours facile, malgré une charge de travail toujours plus grande. Ils sont respectueux de leur mission qu’ils ont à cœur d’assumer complètement!»
Pour la présidente du Tribunal cantonal, il est impératif de ne jamais les oublier : «Il faut aller les voir, s'intéresser à eux, s'intéresser à ce qu'ils font. On leur demande beaucoup de rapports et de statistiques. Il faut commencer par les lire, leur donner un retour, aller les trouver pour leur montrer qu’on cherche des solutions, et leur montrer ainsi une forme de reconnaissance.»
«Nous sommes des hommes et des femmes comme tout le monde, mais il est vrai aussi que nous avons le pouvoir de décider de choses essentielles dans la vie des autres.»
Une justice à visage humain
Même si les gens prêtent beaucoup plus de pouvoir aux juges qu’ils n’en ont réellement (« Nous avons le pouvoir que nous donne le législateur », rappelle Marie-Pierre Bernel), il n’en reste pas moins que leur image, du moins celle perçue à travers les médias ou les réseaux sociaux, devient un facteur auquel il faut être attentif, d’autant plus que la justice est l’un des principaux piliers de la démocratie. «Cette question est en pleine évolution. Il est vrai que l'image de la justice a également beaucoup évolué. D’un côté, la justice et les juges ont un devoir d’exemplarité, celui de garder une certaine ligne, qui va rassurer une population qui a besoin de percevoir le sérieux de l'institution. À l’inverse, on leur demande de montrer un visage humain. À titre personnel, j’aimerais que les gens ne réduisent pas un juge à une femme ou un homme habillé en noir. On doit s’éloigner de cette image, mais il ne faut pas pour autant glisser à l’autre extrême, il faut savoir où nous voulons poser les limites: quelle image voulons-nous donner? Nous sommes des hommes et des femmes comme tout le monde,mais il est vrai aussi que nous avons le pouvoir de décider de choses essentielles dans la vie des autres.» Tout cela est au cœur de passionnantes réflexions qui sont menées au sein de de l’Ordre judiciaire; mais comme ces questions dépassent largement le cadre de notre seul canton, l’association suisse des magistrats y travaille depuis plusieurs années pour proposer une ligne d'éthique qui réponde à nos interrogations.»
Un formalisme nécessaire
«On doit tenir compte de tous ces éléments, résume la Présidente du Tribunal cantonal, mais l’essentiel est de réussir à toujours garder la distance. Il faut que le public puisse avoir confiance dans la justice en comprenant que, au fond, les hommes et les femmes qui la rendent sont en mesure de comprendre ce qu'il vit, et donc de régler ses problèmes du quotidien.Pour cette même raison, je suis très attachée à tout le décor qui entoure la justice. Il est important parce qu’il nous permet de faire la différence entre le quotidien d’un magistrat et son rôle dans un dossier, lorsqu’il est en audience ou qu’il rend une décision lourde de conséquences. »
Tout en désignant de la main la salle dans laquelle nous nous trouvons, elle poursuit : «Ces locaux ont un côté formel. Certes, cet aspect établit une distance. Mais cette distance ne trahit pas une perte de contact avec la réalité de la vie. Au contraire, elle permet de s'élever, de prendre de la hauteur et du recul pour rendre une décision aussi sereine que possible. C'est comme le langage. Parfois on reproche à la justice un langage trop compliqué; c'est vrai que la terminologie juridique est très spécifique. Lorsque nous rendons une décision, nous devons respecter un certain formalisme, mais nous assurer aussi que notre décision pourra être parfaitement comprise.»
Une justice efficace
Comme le rappelle Marie-Pierre Bernel, le rôle de la présidente du Tribunal cantonal est double : «Il s’agit d’abord de s’assurer du bon fonctionnement interne. Pour cela il faut bien connaître le terrain, et la réalité de chacun des offices qui composent l’OJV, dont les effectifs des uns et des autres. Ma mission première est de faire en sorte que partout la justice puisse être rendue dans des délais raisonnables. » Ce qui signifie au quotidien que la présidente va rencontrer ses collègues, les écouter, rédiger, porter et défendre auprès des pouvoirs politiques – le maintien ou l’augmentation des ressources nécessaires au bon fonctionnement de la justice.
Marie-Pierre Bernel précise qu’actuellement, les besoins sont en grande partie liés à l’application de nouvelles lois fédérales et aux exigences posées par le Tribunal fédéral. «Si l’on veut répondre à ces nouvelles exigences, prévues notamment dans les codes de procédure pénale et civile, cela va nécessiter des forces supplémentaires. À titre d’exemple, en Cour civile, cela ne pourra plus être le même juge qui entend les gens au stade de la conciliation. Ou bien au contraire, il y a des procédures qui se passaient par écrit avant et qui aujourd’hui exigent une audience; ce qui se traduit inévitablement par une augmentation des effectifs.»
Ambassadrice de l’OJV
L'autre principale fonction de la présidente du tribunal cantonal est d'assurer la représentation de l’Ordre judiciaire vis-à-vis de l'extérieur. «C'est-à-dire tous les contacts avec nos partenaires. À commencer par les rencontres avec le Conseil d’État avec qui nous discutons plusieurs fois par année sur divers sujets. Nous rencontrons également de nombreuses délégations liées à l'enfance ou aux curatelles, d’autres plus générales, comme les professeurs de la faculté de droit, l'ordre des avocats, les notaires ou encore les agents d'affaires. Sans compter les partenaires avec lesquels nous développons des projets spécifiques, comme le projet de consensus parental mené avec la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse (DGEJ)».
«Pour que la justice soit bien et vite rendue, il faut préserver nos gens, à qui on ne peut pas éternellement demander plus. Et quand ils sont épuisés, il faut aussi être capable de dire que cela peut attendre un jour de plus.»
Garder la confiance du public
Sans hésitation, Marie-Pierre Bernel place la confiance du public comme l’un des principaux enjeux des années à venir : «Cette confiance est vitale pour le bon fonctionnement des institutions et de la démocratie. Pour ce faire, nous devons aussi savoir bien communiquer, expliquer ce que nous faisons, pourquoi et comment. De manière générale, la justice doit pouvoir s'adapter à la constante évolution de notre monde et au rythme soutenu de la vie aujourd'hui. Cependant, pour que la justice soit bien et vite rendue, il faut également tâcher de préserver nos gens à qui on ne peut pas éternellement demander plus. Et quand on observe qu'ils sont épuisés, il faut aussi être capable de dire que cela peut attendre un jour de plus...»
Les chantiers ne vont pas manquer pour l’Ordre judiciaire vaudois qui devra aussi mener, très concrètement, le déménagement de toutes les différentes cours du Tribunal cantonal dans le nouveau bâtiment de Sauvabelin au printemps 2025. Il devra également mettre en œuvre le projet Justitia 4.0, dont l’objectif est de remplacer d’ici 2026 les dossiers papier actuels par des dossiers électroniques et permettre la communication entre toutes les parties impliquées dans une procédure judiciaire (tribunaux, ministères publics, avocats) au niveau cantonal et fédéral. (DA)
L’Ordre judiciaire vaudois
Le Tribunal cantonal, assisté par le Secrétariat général de l'ordre judiciaire, dirige l'Ordre judiciaire. Organiquement, cette direction est composée comme suit :
– Une Cour plénière, où siègent les 44 juges cantonaux. Elle exerce la haute surveillance administrative de la justice.
– Une Cour administrative, qui assume la direction générale de l'ordre judiciaire
– Un Secrétariat général, qui assume la direction administrative de l'ordre judiciaire (ressources humaines, communication, informatique, statistiques, etc.)
La direction de chacun des 33 offices que compte l'Ordre judiciaire et la responsabilité de leur fonctionnement sont assurées par un chef d'office.
Autorités et offices judiciaires
– Le Tribunal cantonal compte 44 juges qui se répartissent entre 10 différentes cours : Cour civile, Cour d'appel civile, Chambre des recours civile, Cour des poursuites et faillites, Chambre des curatelles, Cour d'appel pénale, Chambre des recours pénale, Cour de droit administratif et public, Cour des assurances sociales, Cour constitutionnelle,
– 4 Tribunaux d'arrondissement : le canton de Vaud compte quatre tribunaux d'arrondissement (Lausanne, Vevey, Yverdon-les-Bains et Nyon), lesquels comprennent chacun plusieurs chambres (chambre pénale, chambre du droit de la famille, chambre pécuniaire, chambre des poursuites et faillites, tribunal de prud'hommes).
– 4 Tribunaux de prud'hommes. Ils constituent l’une des chambres du tribunal d'arrondissement.
– Une Chambre patrimoniale cantonale
– Un Tribunal des mineurs
– Un Tribunal des baux
– Un Tribunal des mesures de contrainte et d'application des peines
– 9 Justices de paix
– 10 Offices des poursuites
– 4 Offices des faillites
– Un Office cantonal du registre du commerce