Une pièce de musée trouvée à l’Armée du Salut
Nouvelle conservatrice des collections du Château de Morges – musée cantonal dédié à la valorisation du patrimoine militaire vaudois et suisse –, Gudrun Beger nous reçoit avec Pascal Pouly à qui elle a succédé en 2023, après 37 ans dans l’institution. Ils nous présentent une dague savoisienne, léguée au Château de Morges par l’ancien conservateur lors de son départ en retraite. Un objet témoin, autant d’une transmission de savoirs que d’une époque médiévale riche pour le Pays de Vaud.
Pascal Pouly, c’est la mémoire vive du musée, « une mémoire encyclopédique », salue Gudrun Beger qui chapeaute désormais le secteur des collections du Château de Morges. Admirative de son «insatiable curiosité et de sa capacité à toujours garder l’œil ouvert», elle tenait à mettre en lumière une drôle d’histoire arrivée à son prédécesseur, voilà près de 25 ans. Une de ces belles histoires qui n’arrive qu’une fois dans une carrière… La sienne, il la commence comme restaurateur d’armes anciennes avant de devenir administrateur du musée, puis conservateur adjoint et, enfin, conservateur des collections. Sa passion ? Les objets historiques qu’il manie, restaure et décrit comme personne. Aussi, quand un ami spécialiste du travail sur cuir lui fit savoir qu’une de ses connaissances venait d’acquérir pour quelques francs un «drôle de couteau» à l’Armée du Salut, Pascal Pouly n’hésita pas très longtemps.
Sous la rouille, l’expert reconnaît alors immédiatement le coutel (du latin cutelus): il s’agit tout bonnement d’une dague-poignard savoisienne, qu’il date immédiatement de la deuxième moitié du XIVe siècle… «Ce n’est pas à proprement parler un objet de fouille. Cette dague est peut-être tombée derrière un mur ou sous un plancher, puis a fini comme une vieille chose rouillée sans intérêt.» Un état antique et authentique qui comble évidemment l’historien. Avant que la corrosion ne finisse par la détruire, il la rachète «à bon prix» en vue de l’exposer. Une attitude de scientifique soucieux du patrimoine, comme le fait remarquer Gudrun Beger: «Quelqu’un de non averti aurait pu nettoyer agressivement la dague et la polir! Lui l’a stabilisée, mais laissée en l’état, exactement comme un objet de fouille destiné à documenter au mieux la réalité d’une époque.»
Faire parler les objets
Cette époque, c’est celle du comté de Savoie, qui s’étend alors de la Suisse occidentale à la Méditerranée jusqu’à Nice! «Une puissance européenne absolue, dont Chambéry sera la dernière capitale et qui a grandement contribué à l’urbanisation du Pays de Vaud. Pour se figurer, hormis la ville épiscopale de Lausanne, il n’y avait qu’une poignée d’agglomérations urbaines dans la région au début du XIIIe siècle. Puis, on a vu naître une soixantaine de villes en 115 ans, sous l’égide de la maison de Savoie», contextualise Pascal Pouly. Une densification qui voit apparaître diverses réglementations concernant le port d’armes pour ceux qui n’étaient pas chevaliers, ce dont attestent plusieurs comptes-rendus judiciaires punissant les contrevenants.
«Dans ces réglementations (qui ne concernent ni les bouchers ni les chasseurs), les armes courtes ont l’obligation de mesurer un pied et demi maximum (soit environ 45 cm) et doivent présenter un seul tranchant», précise Gudrun Beger. C’est le cas de la «dague Pouly», qui mesure 29 cm. Constituée d’un pommeau, d’une garde et d’une lame en acier trempé, elle présente une fusée en buis, «un bois très dur, souvent utilisé pour ce genre de pièces, confirme Pascal Pouly. Ce n’est pas une pièce de luxe, mais un couteau classique que l’on retrouve abondamment dans le sol archéologique de la Savoie médiévale et que l’on peut observer dans de nombreuses collections, à Zurich ou à Genève». Il suppose que cette dague, portée habituellement dans un fourreau, pouvait servir autant à un travail artisanal qu’à la défense… Fabriquée chez un simple forgeron fourbisseur, elle n’a pas une grande valeur artistique. «Malgré un petit décor sous la garde, sa finition est assez sommaire: on remarque que le pommeau a été soudé. Mais sa valeur est ailleurs: c’est un véritable témoin d’une société en pleine mutation.»
Quand on aime son métier, difficile de trancher
«Lorsque je l’ai trouvée, je voulais faire partager ma découverte et nos conclusions», se rappelle Pascal Pouly. Montrée pour la première fois en 1994 lors d’une exposition temporaire au Musée historique de Lausanne, la «dague Pouly» a ensuite été exposée en Allemagne, puis à Morges en 2016, lors de l’exposition Armatus Corpus, Princes et chevaliers (1330-1530), 600 ans du Duché de Savoie.
Normalement, c’est le futur retraité qui reçoit un cadeau pour son départ. Mais Pascal Pouly a encore une fois défié l’Histoire en léguant, l’année dernière, sa drôle de dague au musée: «C’est une véritable histoire de transmission», témoigne Gudrun Beger, touchée par le geste de son prédécesseur. Une donation pleine de sens pour cet homme au service du canton depuis 1986, et qui, en vrai «couteau suisse» comme il aime à se définir, continue à donner de son temps au musée et à ses équipes, selon les besoins. (EB)
Le Château de Morges
Le Château de Morges est une place forte construite en 1286 par Louis 1er de Savoie. Point d’ancrage du pouvoir seigneurial en Pays de Vaud, il est à la fois un lieu de garnison et de séjour régulier de la famille de Savoie durant le Moyen Âge. Après la conquête du territoire vaudois en 1536 par Berne, il se mue en siège administratif. Puis, après la Révolution helvétique de 1798, le bâtiment devient un arsenal cantonal et fait office de prison. Sa dernière mutation date de 1932, où il est transformé en musée militaire et développe une activité culturelle importante pour le canton de Vaud. Le Château de Morges, qui est rattaché au Service de la sécurité civile et militaire de l’État de Vaud, abrite aujourd’hui de riches collections. Sur cinq étages, des caves au chemin de ronde, celles-ci abordent l’histoire militaire et de la défense en Suisse sous différents aspects comme la stratégie militaire, le service étranger helvétique, l’histoire militaire vaudoise ainsi que le développement de l'artillerie.