Le mystère du chapiteau enseveli
Cela sonne fort comme une aventure de Rouletabille. C’est pourtant une histoire vraie que celle du chapiteau au lion et aux griffons, retrouvé totalement intact dans le sous-sol de la cathédrale de Lausanne en 1910. Conservatrice en chef au Musée cantonal d’archéologie et d’histoire (MCAH), Sabine Utz fait parler pour nous cette œuvre lapidaire et nous livre des secrets… de taille.
L’histoire commence en 1910, lors des fouilles menées par Albert Naef et Eugène Bron à la cathédrale de Lausanne, joyau de l’art gothique. Quelques années plus tôt, en 1898, l’État de Vaud s’est doté d’une loi pionnière sur la protection des monuments historiques de Suisse; et Naef, devenu le tout premier archéologue cantonal et conservateur des monuments historiques du pays, en est le fervent exécuteur. En creusant dans le chœur au niveau du déambulatoire, sous l’actuel tombeau d’Othon de Grandson, il met au jour avec son équipe cinq chapiteaux… romans.
Un lion et deux griffons
Parmi eux, Sabine Utz en a choisi un qui sort du lot, autant pour son intérêt stylistique que pour la fraîcheur de sa taille. Sur la face principale, on voit un lion stylisé: «La composition est à la fois très expressive et très symétrique, tout à fait dans le goût roman: sa crinière – des volutes graphiques – rejoint une frise géométrique qui fait office d’abaque ou tailloir (ndlr : tablette surmontant le chapiteau pour recevoir les charges); de sa gueule mystérieuse, surmontée de moustaches, sortent deux griffons qui s’épanouissent sur chacune des faces latérales.» Le lion les avale-t-il? Ou, au contraire, les crache-t-il comme deux volutes de fumée? Si l’interprétation reste ouverte, certaines considérations techniques sont sans appel pour les spécialistes d’aujourd’hui: «Sur ce chapiteau, il n’y a pas d’astragale (ndlr : la moulure arrondie qui sépare le chapiteau du fût de la colonne). Par ailleurs, à l’arrière, au lieu d’une quatrième face, le bloc possède une longue queue dont le parement visible laisse supposer qu’il était appareillé dans un angle, en attente d’accueillir une colonne de parement. C’était donc vraisemblablement un chapiteau sans véritable fonction structurelle, un usage assez fréquent dans l’architecture religieuse», explique la conservatrice.
Un clergé connecté, des chapiteaux démodés
Mais, et c’est là que le mystère s’épaissit, on a l’impression en observant ce chapiteau venu du fond des âges, qu’il est comme neuf: aucune trace d’usure sur ce bloc taillé de molasse (ce grès tendre dans lequel est construite la cathédrale et qui s’use pourtant très facilement au niveau des contours…) Face à notre perplexité, Sabine Utz finit par lever le voile: «Ces chapiteaux sont datés d’environ 1150, ce qui correspond à un premier projet de reconstruction de la cathédrale (ndlr : après plusieurs édifices religieux successifs depuis le VIe siècle). Alors qu’on en est encore aux premières fondations, le projet est modifié, visiblement pour l’adapter au goût du jour: car nous voici entrés de plain-pied dans l’ère gothique! À cette époque, le clergé est très connecté à travers l’Europe et les goûts se diffusent assez vite.» Ce que Naef découvre alors avec stupeur? Que ces beaux chapiteaux, démodés avant d’avoir pu être appareillés, ont été utilisés comme de vulgaires blocs pour les fondations!
«Ce chapiteau historié mettant en scène des créatures hybrides monstrueuses qui annulent la structure habituelle d’un chapiteau n’a plus sa place dans le style gothique, qui préfère les chapiteaux plus architecturaux, cherchant à créer une unité par l’usage de motifs végétaux répétitifs. Le fait qu’il ait été sculpté, puis écarté, manifeste la transition entre le roman et le gothique, presque en temps réel, c’est une pièce assez exceptionnelle à cet égard (sans compter son aspect de conservation, comme s’il sortait de l’atelier du sculpteur…» Quatorze autres chapiteaux de style roman, moins effrayants et plus végétalisés, ont été jugés suffisamment adéquats pour être utilisés dans le déambulatoire et le bras nord du transept. Il ne faut pas manquer d’aller y observer celui des oiseaux picorant des graines et celui d’une personnification de la luxure.
Des trésors bien cachés
Les chapiteaux découverts en fouilles sont malheureusement invisibles pour nous aujourd’hui. À la fin du chantier, en 1912, Albert Naef avait eu l’idée, très novatrice pour l’époque, d’aménager un petit chemin de visite sous la nef, permettant de découvrir les vestiges des trois édifices précédents. Les chapiteaux y étaient aussi présentés «in situ».
À la suite de sa fermeture dans les années 1970, pour des questions de sécurité, les pièces sculptées présentées dans ce petit musée souterrain ont été déplacées dans un dépôt lapidaire spécialement construit à proximité, pour garantir une conservation optimale. «La question d’un musée de la cathédrale remonte déjà à l’époque de ces découvertes, explique Sabine Utz. Il y a eu un projet dans le beffroi, puis au Musée historique Lausanne… Aujourd’hui, c’est à nouveau la version d’un parcours de découverte dans la cathédrale qui occupe les esprits. Un projet en cours d’étude de faisabilité», dévoile-t-elle avec une pointe d’impatience.
Mais au-delà de l’époque médiévale, ce chapiteau – et ses homologues – racontent encore une autre époque et une autre histoire, celle du Musée cantonal d’archéologie et d’histoire (MCAH): l’occasion de se rappeler que, depuis 1912, l’État de Vaud est propriétaire des objets archéologiques trouvés sur son sol. «Dans ses collections, à cheval entre l’archéologie et l’histoire, le MCAH dispose d’une importante collection lapidaire au niveau Suisse, également dépositaire de lieux comme le château de Chillon ou les abbatiales de Payerne et Romainmôtier.» Que de trésors insoupçonnés, savamment rangés sous nos pieds! (EB)
Le saviez-vous ?
Considéré comme le père de l’archéologie moderne, inventeur de méthodes de fouilles novatrices, le Lausannois Albert Naef (1862-1936) connut une fin aussi sensationnelle que sa carrière, en mourant assassiné par sa seconde épouse d’un coup de revolver.
Le Musée cantonal d’archéologie et d’histoire (MCAH) en deux mots
Issu du premier Musée cantonal de 1818 installé à l’Académie de Lausanne et succédant au Musée des Antiquités fondé en 1852, toujours à l’Académie de Lausanne, le Musée cantonal d’archéologie et d’histoire (MCAH) assure la conservation de collections très diverses, reflets de l’évolution des pratiques muséales depuis plus de 150 ans. Il conserve aujourd’hui des collections aussi variées que riches puisqu’elles illustrent toutes les périodes de l’humanité, de la préhistoire à nos jours, avec plusieurs centaines de milliers d’objets, dont moins de 3000 sont exposés en raison de la place à disposition – soit seulement environ 1% des collections.
Les collections du dépôt lapidaire de la cathédrale de Lausanne ont été transférées sous la responsabilité du MCAH en 2003. Elles abritent plus de 1800 pièces, dont la plus grande est l’ancien linteau du portail occidental datant du début du XVIe siècle: un monolithe de plus de quatre mètres! De nombreuses copies en plâtre des sculptures, qui ont été réalisées notamment lors de la restauration et réfection complète du portail occidental au XIXe siècle, y sont aussi conservées.